Eté 2001
L'homme, maigre et pâle, était allongé dans une chambre d'hôpital peu chaleureuse. Les bips des appareils auxquels il était relié sonnaient de façon régulière. Un masque à oxygène lui fournissait l'air dont il avait besoin pour être maintenu en vie. Il avait cinquante et un ans, sa femme était partie il y avait bien des années, et sa vie s'était arrêtée lorsqu'il avait appris la mauvaise nouvelle. Cancer des poumons, stade avancé. Plus que quelques mois à vivre. Maintenant, c'étaient ses dernières heures. Alors qu'il avait sombré dans une semi-inconscience, ne percevant plus que quelques sons épars et les bips réguliers, la porte de la chambre s'ouvrit lentement.
Le jeune homme entra, s'arrêta quelques instants, puis franchit le pas de la porte. Il referma derrière lui et prit place sur la chaise, face au lit. Il ne prit pas la main du malade, mais se contenta de baisser la tête. Il fourra une main dans ses mèches désordonnées. Bleues cyan. Puis il releva la tête et fit face à l'homme étendu sur le lit.
"Je ne resterai pas longtemps, papa. J'ai juste quelque chose à te dire."
Son père ne bougea pas, mais Josh perçut un tressaillement sous les paupières du malade. Il sut qu'il l'entendait. Il le savait.
Sidemills, hiver 1980
La rue dans laquelle il s'était engagé ne lui était pas familière. Il avait passé une bonne partie de l'après-midi à rouler sur son vélo, malgré le froid qui régnait. L'hiver était pourtant radieux, mais les températures étaient glaciales. Josh commençait à être gelé. Malgré tout, il se sentait léger, hors de chez lui. Le quartier était son terrain de jeu, là où il s'inventait des scénarios rocambolesques. Perché sur son fidèle vélo qui l'emmenait dans ses folles aventures, il se sentait libre. Rien à voir avec ce qui se passait à la maison. Sa mère était partie l'année d'avant, emportant avec elle les rêves de bonheur de Josh. Elle n'avait plus supporté l'alcoolisme de son mari, et du jour au lendemain Josh et son père n'avaient plus entendu parler d'elle. Pour Josh, l'incompréhension des premiers jours avait laissé place à une colère et une rage sourdes, qui grondaient en lui à lui faire exploser la poitrine. Pour ne rien arranger, son père avait commencé à s'en prendre à lui. Les soirs d'ivresse sévère, il le frappait en lui balançant les pires horreurs qu'un enfant aie à entendre.
"T'es qu'un moins que rien, Joshua! Ta mère ne serait jamais partie si tu avais été moins fainéant à l'école! Tu te rends compte que c'est à cause de toi que j'en suis là?... hurlait son père. Elle reviendra jamais, t'entends? Et toi, tu ne te fera jamais aucun ami! Qui voudra être l'ami d'un botte-cul comme toi??"
Et c'était comme ça de plus en plus régulièrement. Alors les balades à vélo se faisaient de plus en plus longues et régulières.
En cette fin d'après-midi, Josh se rendit compte qu'il était perdu. La lumière du jour déclinait, et il savait qu'il allait s'en ramasser une sévère lorsqu'il retrouverait enfin le chemin de la maison. Mais franchement, il n'avait aucune envie de retrouver son chemin.
Roulant à l'allure du pas, il se mit à rêvasser. Il tapotait sur son guidon, au rythme d'une mélodie qu'il avait entendue à la télé l'autre jour. L'émission passait des clips vidéo d'un groupe apparement très connu, et rendait hommage à son batteur qui venait de décéder. Les clips le montraient entrain de jouer lors de lives gigantesques. Il était comme en transe, et ses solos de batterie étaient fous. Josh s'imaginait taper sur une vraie batterie. Ça doit être trop cool de faire comme lui, pensa-t-il. Taper à fond avec des baguettes, aussi fort que possible. Dans sa tête raisonnait le refrain de Whole lotta love.
Le quartier où il était arrivé était tranquille, et dégageait une certaine sérénité. Ce devait être un quartier résidentiel, car tout était propre et ordonné. Rien ne traînait dans les allées, et chaque maison disposait d'une clôture bien entretenue et d'un petit jardinet. Certaines étaient de petits pavillons, et d'autres plus modestes, mais chaleureuses. Il était presque 19 heures. Le froid était devenu mordant, et Josh exhalait de la vapeur alors qu'il pédalait plus rapidement pour se réchauffer.
Il ne put s'empêcher de tourner la tête en direction de la maison qu'il longeait. Une douce lumière avait attiré son regard, et il put apercevoir, dans le salon éclairé, une jeune famille à table. Le couple souriait, et semblait parler avec entrain. Un bébé, blond et hilare, était assis dans une chaise haute à côté de sa mère. Le jeune papa fit une grimace qui fit rire le bébé de plus belle. Josh sentit un pincement au coeur et rentra sa tête dans ses épaules. Il détourna le regard, et le cœur lourd, fit demi-tour.
Il était passé 21 heures lorsqu'il reconnu les maisons basses de son quartier de Sidemills. Encore trois rues et il verrait sa maison. Tenaillé par l'angoisse de ce qui l'attendait, il accéléra la cadence, en priant pour que son père soit endormi. Pitié, pas ce soir.
Mais son père était bel et bien réveillé. Josh abandonna son vélo sous le porche et tourna la poignée. Il entra timidement dans le vestibule, prenant garde de ne pas faire trop de bruit. Son père était dos à lui, assis dans son fauteuil, dans l'obscurité.
Plus tard dans cette même soirée, Josh, sept ans, ne se reconnut pas. La douleur physique se mêlait à une douleur morale insoutenable. Tout se bousculait dans sa tête, et même son apparence ne lui appartenait plus. Il se tenait face au miroir de la salle de bains. Des hématomes bleus et verts s'entremêlaient et recouvraient son bras, et des traces violacées entouraient ses deux yeux. On dirait du makeup, se dit-il. Le reflet de son regard dans la glace s'était durci, et il se sentit soudainement étranger à toute cette douleur. Son cerveau avait enclenché un mécanisme complexe de distanciation. Il était trop jeune pour avoir à affronter tout cela, si tant est qu'on puisse l'affronter. Ça serait presque mieux en rouge.
Le bip de l'électrocardiogramme le fit revenir dans le présent. Il regarda l'être qui lui avait donné la vie, puis qui avait pourri la suite de son existence. Ce n'était plus qu'une loque humaine, émaciée et sous oxygène. Il se sentait sans émotions, il était juste là, face à quelqu'un qui lui était étranger depuis bien longtemps.
"J'ai trouvé du travail, tu sais. Mais plus important encore, j'ai rencontré quelqu'un de génial, papa. Ensemble, on a mis sur pied quelque chose de bien plus grand que tout ce que t'aurais jamais pu imaginer. Il est devenu mon ami. Le meilleur. Tu avais tort sur toute la ligne."
Il se tut un instant. Puis, comme galvanisé à la pensée de Tyler, il continua. Il n'avait pas besoin de mille mots, mais exprimer ceux-ci lui fit beaucoup de bien. Il devait dire à son père des choses qui n'étaient jamais sorties.
"On va avoir du succès papa, j'en suis certain, et tu ne seras pas là pour le voir. Mais c'est pas grave, j'ai plus besoin de ton approbation, aujourd'hui. Je me suis trouvé. Tyler est quelqu'un de bien. Je lui réserve une surprise, tu sais. Mais je ne te dirai pas quoi." Il parlait calmement, en comptant ses mots. Il était serein. La vue de son père mourant ne le réjouissait pas, mais ne l'affectait pas non plus. "Et aujourd'hui papa, tu vas me l'entendre dire. Je sais que tu m'entends. Maman n'est pas partie parceque j'étais un fainéant. Elle est partie parce que tu es un alcoolique et un toxico-dépendant. Tu en paies le prix fort, maintenant. J'espère que tu trouveras la paix, comme moi je l'ai trouvée."
Puis il se leva, et sortit de la chambre aussi calmement qu'il y était entré.
Seul, sur son lit d'hôpital, relié à un respirateur, attendant la mort qui allait arriver, son père avait ouvert les yeux.

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I'll go with you
Fanfiction"Josh ne réfléchit pas une seconde. Il attrapa son bonnet rouge, ouvrit violemment la porte du chalet et s'élança à la poursuite de Tyler. Quel crétin, il est sorti en t-shirt, et il commence à neiger..."