(Partie 2) Chapitre 16 : Trêve et tempête

274 25 3
                                    


Clarke 


- Eh ! Ne t'étouffe pas, lancé-je en regardant d'un œil amusé et perplexe Bellamy mordre dans une patte de lapin rôtie, avec l'avidité de quelqu'un qui n'a pas mangé depuis trois jours.

C'est à peine si le guerrier m'adresse un coup d'œil et je secoue la tête avant de manger à mon tour. Installés l'un en face de l'autre, chacun sur une large souche d'arbre, nous profitons de la chaleur du feu et de la lumière bienfaisante du soleil qui entame déjà sa descente vers l'ouest. Le silence n'est ni lourd, ni embarrassant. C'est la première fois depuis une semaine que je ne pense ni à la mort, ni au Conclave, ni au Commandant. Et je n'aurais jamais cru dire ça mais, à cet instant précis, je suis contente d'avoir de la compagnie. Je ne reconnais pas Bellamy dans ce décor ; c'est comme si l'atmosphère chaleureuse et innocente de cet endroit le changeait, lui aussi. Ici, il paraît presque être un jeune homme normal, quelqu'un avec qui je pourrais m'entendre... si tout n'était pas si compliqué.

Pourtant, je sais que ce sentiment ne durera pas éternellement. Bellamy n'est pas venu jusqu'ici simplement pour me voir. Ce n'est pas moi qui l'intéresse. Et puis, si j'ai un peuple, cela signifie que j'ai aussi, et plus que jamais, des responsabilités à assumer. Il y a un prix à payer pour tout, même pour exister.

Soudain, et comme s'il avait lu dans mes pensées, Bellamy lâche d'un ton presque désolé pour moi :

- Tu sais que je vais devoir te ramener à Polis... n'est-ce pas ?

Les mots s'abattent sur moi comme le fait le coup de grâce à l'heure de la mort : attendu mais redouté. J'ai su dès que j'ai vu Bellamy que mon destin n'était pas décidé à me lâcher tout de suite, que cet intermède de paix et d'espoir n'était qu'une courte brève. Mais ça n'enlève rien à mon désarroi. On ne peut pas m'en vouloir d'y avoir cru... si ? Je laisse mon visage se décomposer sans même chercher à masquer ma déception. Mais, lorsque ma lèvre inférieure se met à trembler, je la mords nerveusement ; je veux bien avoir l'air blessé, mais pas faible. Je baisse les yeux.

- Bellamy... Et si tu avais tort ? Si je n'avais pas ma place parmi vous... Si je n'étais pas comme vous, en fin de compte ?

Le jeune homme ne répond pas, attendant que je poursuive. Il a raison : je n'ai pas fini. J'inspire profondément avant de reprendre la parole en me tordant les mains :

- Lorsque tu m'as forcée à me battre, j'ai cru que j'aimais ça. Ça ne me faisait pas peur ; même l'idée de tuer ne me faisait pas peur. Après tout, j'ai déjà tué... des lapins, des biches... même des panthères. Mais, tuer un humain... C'était différent. Je ne suis pas faite pour ça.

- Alors, dis-moi pour quoi tu es faite.

Je sursaute en remarquant que Bellamy s'est levé et me fixe avec reproche. J'hausse les épaules, me redressant, essayant de garder une contenance. Mais le jeune homme n'a pas dit son dernier mot. Tout à coup, une ombre a obscurci son visage et il me pointe d'un doigt accusateur.

- Tu sais ce que c'est, ton problème ? C'est que tu es lâche. Tu veux faire partie de notre monde - et ne dis pas non, parce que je sais qu'au fond, tu es désespérée d'être si seule. Tu veux faire partie de notre monde, mais tu ne veux pas être comme nous. Tu veux te battre, mais tu ne veux pas te salir les mains. Ce n'est pas en fuyant qu'on apprend à vivre, Clarke. Tu ne trouveras jamais ta place si tu passes ton temps à courir. Tu dis que tu veux trouver ta place... mais je ne te vois pas la chercher.

Son ton monte et moi, j'ai l'impression de me recroqueviller sur moi-même. Le regard de Bellamy ne lâche pas une seule seconde le mien ; je n'ose pas détourner les yeux. Mais c'est comme si je fondais sous son regard autoritaire, comme s'il perçait à jour toutes mes pensées et mes failles. Je me sens minuscule, vulnérable. Mon cœur se serre car l'expression sur le visage du guerrier semble me dire : tu m'as trahi, et tu m'as déçu.

- Je veux retrouver la fille qui a juré de me tuer. Celle qui m'a mis un couteau sous la gorge en me défiant d'essayer de la mettre à terre. Où est la Clarke qui n'avait pas peur de se battre ? Bats-toi, bon sang !

Bellamy extirpe de mon être toutes mes faiblesses, une à une, pour me les balancer en plein visage, et ça fait mal. Je n'ai rien pour me défendre contre la vérité. Alors je me contente de fixer avec désarroi ses sourcils froncés, ses lèvres qui se mouvent avec colère, la ride au milieu de son front et la ligne de sa mâchoire qui se tend.

- Arrête de fuir. Arrête de repousser ta chance. On ne devient personne en étant seul. Peut-être qu'un jour, tu comprendras ça. Tu comprendras que tu n'as pas le choix. Alors, quoi ? Tu vas continuer à te planquer comme une lâche, c'est ça ? s'exclame-t-il en agitant les bras comme s'il s'adressait à un public imaginaire. Tu vas laisser le monde te rouler dessus, jusqu'à ce que tu te fasses tuer comme une lâche ? C'est ça que tu veux ? Tu veux vraiment finir ta vie comme tu l'as commencée : invisible ?

Mon visage se crispe à son tour, se tord en une grimace amer et embarrassée. Les mots de Bellamy provoquent en moi une tempête douloureuse, qui remue à l'intérieur de mon corps tous les remords, toute la rancœur, toute la haine que je renferme non pas contre lui, mais contre moi. Doucement, d'une voix à peine audible, je finis par avouer honteusement ce que je ne sais déjà que trop bien :

- J'ai peur...

Alors que je crois être sur le point de fondre en larmes, Bellamy fond sur moi et, d'un geste brusque, m'attrape par le bras pour me forcer à me mettre sur mes pieds. Je me lève en étouffant un hoquet de surprise et le regarde, décontenancé, lui qui me foudroie des yeux. Ses pupilles luisent, reflétant mon propre visage décontenancé. Je ne l'ai jamais vu si en colère.

- Moi aussi, j'ai eu peur, grogne-t-il, et le mot sonne étrangement dans sa bouche ; pourtant, il me paraît si menaçant que je m'attends presque à ce qu'il me frappe. On a tous peur. C'est un moteur d'action comme un autre. Le jour où on n'a plus peur... c'est terminé, dit-il en baissant soudainement la voix.

Il paraît soudain réaliser quelque chose et relâche son étreinte sur moi en reculant d'un pas. Comme pour se donner une contenance, lui aussi, il plonge sa main dans sa poche.

- Tu sais, moi non plus, je n'ai rien demandé. Je n'ai pas demandé à me retrouver avec une gamine comme toi sur les bras. Je n'ai pas demandé à devenir un tueur. Je n'ai pas demandé à être emmené loin de ma famille. Mais c'est ce qui a été décidé pour moi. C'est mon devoir, et je m'y tiens, chaque jour. J'ai reçu l'ordre de veiller sur toi jusqu'au Conclave, alors tu peux être sûre que je ne te lâcherai jamais, jusque là.

Je soupire au moment où nos regards se croisent. La rage sourde qui grondait en lui semble s'être un peu dissipée, laissant place à cette bienveillance dissimulée derrière un air grave. Je crois que c'est à cet instant précis que je réalise que je lui suis reconnaissante d'être là, finalement. Je suis reconnaissante d'avoir quelqu'un, même s'il ne me supporte pas, même s'il se soucie de moi uniquement parce que c'est son devoir. Au moins, pour l'instant, je ne suis pas toute seule.

Et, évidemment, je finis par céder d'un hochement résigné de la tête. Pas besoin de mots : en un coup d'œil, Bellamy a compris qu'il avait gagné. Je le suivrai.

Soudain, un son singulier fend le ciel, survolant la forêt, surprenant les oiseaux qui s'envolent précipitamment. C'est un son long, continu, le souffle puissant et lointain d'une corne de brume qui semble nous appeler. Le temps se suspend tandis que je regarde autour de moi ; mais rien. Bellamy se raidit, puis se fige, semblant se souvenir brusquement de quelque chose. Il lève alors des yeux inquiets vers les nuages et souffle d'une voix préoccupée :

- Il est temps de rentrer.


_________________________________

Hello ! Re, si vous avez enchaîné les 2 parties d'un coup (bravo ! et merci ♥).
Je crois que ce chapitre pourrait bien être mon préféré. Déjà, c'est le plus long que j'aie jamais écrit... Et puis, j'y ai vraiment mis mis mes tripes. Arrêtez-moi si je me trompe, mais la tension entre les deux atteint quand même une certaine intensité, que je trouve assez touchante. Il se passe quelque chose dans le cœur de Bellamy, et dans la tête de Clarke. The Head and the Heart.
J'ai beaucoup aimé ce chapitre (comme tous les autres), et j'espère que vous aimerez aussi le lire. J'ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé.
Merci encore une fois à tous d'être là (même ceux qui ne se montrent pas), merci de lire, merci pour vos mots, merci de partager tout ça avec moi. Je vous aime. ♥
xo
 

BELLARKE - À larmes égales [AU]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant