quatre

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—Ta mère ne mangera pas avec nous, elle dort.
  Le vieil homme proposa à son fils de s'asseoir. Ce dernier était arrivé une vingtaine de minutes auparavant et disposait encore de deux bonnes heures avant de se rendre à la ferme qui l'attendait.
—D'ailleurs, continua Monsieur Lee, est-ce que tu as besoin que je t'emmène tout à l'heure ? Je n'ai que ça à faire de toute manière.
—Je veux bien, c'est à quarante-cinq minutes d'ici, il me semble.
  Saisissant une paire de baguettes dans sa main droite, le jeune homme piocha dans la casserole encore fumante. Son père l'imita, et proposa en accompagnement avec les nouilles une sauce au curry.
—Non merci, j'évite les aliments épicés en ce moment.
—Et d'ailleurs, c'est quoi alors cette histoire d'arrêt maladie ?
  Jooheon inspira et haussa les épaules.
—C'est pas grand chose, tu sais... je suis fatigué en ce moment.
—Tu as raison de faire une pause, le rythme en ville a l'air bien trop rapide. C'est pour ça que ta mère et moi, on s'est installés ici. Quelques animaux, quelques champs, et on est heureux !
  Le téléphone de Jooheon coupa Monsieur Lee pour annoncer l'arrivée d'un message. Dans un réflexe, son propriétaire le sortit de sa poche et alluma l'écran.
—Tu ne préfères pas répondre plus tard ? se plaignit le vieil homme. Toutes ces technologies, ça me dépasse. Ça accapare sans cesse l'attention, et je te vois pas souvent, alors je ne veux pas que tu ne sois qu'à moitié là !
  Jooheon comprenait l'opinion de son père, et s'excusa immédiatement.
—Désolé papa, c'était surtout par habitude. Ça devait être un message provenant du groupe chat de mon travail.
—Raison de plus pour l'ignorer ! Si tu es en arrêt, ils n'ont pas à venir t'emmerder. Tiens, tu veux un peu de soju ?
  Le jeune homme rejeta gentiment la proposition. Ils bavardèrent tout en terminant leur repas, quelques fois coupés par de nouveaux avertissements sonores du téléphone portable que Jooheon ignora.

—Comment va maman, en ce moment ? demanda-t-il après une courte hésitation.
  Son père soupira et secoua la tête de gauche à droite.
—Ça empire, ses crises sont de plus en plus violentes et soudaines, et elle refuse toujours de voir un spécialiste, ce n'est pas faute d'avoir essayé de la convaincre pourtant.
—Tu as essayé de te renseigner de ton côté ?
—Oui, j'en ai parlé à quelques amis et ai fait quelques recherches sur internet. Je pense qu'il y a des chances pour qu'elle soit bipolaire.
  Jooheon enregistra difficilement l'information, l'état mental de sa mère avait commencé à se dégrader quelques années auparavant. Elle avait subi une courte phase de dépression, peu avant que Jooheon n'eût quitté le cocon familial. Le garçon en avait été affecté, encore très sensible aux humeurs de ses parents. Cependant, durant les quelques années qui avaient suivi, Madame Lee avait alors montré une nette amélioration dans son comportement. Elle avait retrouvé son précédent enthousiasme. Mais une rechute s'était manifestée, et en quelques mois, de nouvelles crises avaient fait leur apparition. Différentes, elles se distinguaient nettement les unes des autres, certaines s'apparentant aux premières crises que Jooheon avait connues, d'autres à une forme d'hyperactivité. Aucun entre-deux n'était perçu, seulement des pôles extrêmes.

—Je vais t'aider à débarrasser, annonça Jooheon en se levant, pour se changer les idées.
  Il attrapa les divers plats et, accompagné de son père, se dirigea dans la cuisine. Les mains baignant dans l'eau chaude, il ne put s'empêcher de repenser à sa génitrice. Un sentiment de culpabilité se nicha très vite au fond de lui. Il se rendait compte des complications auxquelles devait faire face son père, seul. Et lui qui ne leur rendait presque jamais visite, il ne faisait rien pour aider ses parents. Il fuyait.
  Il dissimula son trouble et se concentra sur le paroles de son père qui lui parlait de terres vendues à des agriculteurs du coin. 

—Combien de temps te reste-t-il avant que tu ne partes ? demanda finalement ce dernier en jetant un œil à une montre en cuir abîmé accrochée à son poignet.
  Jooheon sortit son téléphone et glissa son regard sur l'écran.
—Je pense qu'on devrait y aller, déclara-t-il en ignorant les notifications qui s'accumulaient.
  Il alla récupérer ses bagages dans l'entrée et se dirigea jusqu'à la voiture de son père. Le trajet fut animé de quelques bribes de discussions par-dessus la radio qui tournait en fond sonore. La ferme, lieu de repos pour le jeune homme, finit par se dresser face à eux. Monsieur Lee se gara devant le portail puis quitta son véhicule pour aider son fils à se préparer.
—Tu n'as rien oublier ?
  Jooheon secoua la tête en regardant brièvement autour de lui. Il arrêta son regard sur son père et lui sourit avant de le prendre dans ses bras.
—Merci pour le repas, commença-t-il. À l'avenir j'essayerai de passer plus souvent. Dis à maman que vous me manquez.
  Le vieil homme, après avoir répondu à son étreinte, remonta derrière son volant. Il fit un rapide demi-tour et quitta les lieux, devant les petits signes de main de Jooheon. Ce dernier, légèrement triste, se saisit alors de sa valise et passa prudemment le portail. Il suivit l'allée de terre et débarqua dans une cour. Devant une large porte ouverte, une vieille femme, assise sur un tabouret en bois, triait des haricots. En entendant les pas timides du nouvel arrivant, elle releva son visage camouflé sous un chapeau en tissu vers lui.
—Lee Jooheon ?
  Le concerné acquiesça. Il la salua à son tour, reconnaissant la voix qu'il avait entendue au téléphone auparavant.
—J'ai déjà dû me présenter, mais mieux vaut deux fois qu'une, je suis Jeon Sunhee, la propriétaire de cette ferme.
  Elle retira son chapeau et laissa apercevoir son visage dont la peau ridée brillait au soleil. Ses cheveux, ayant pris avec les années une légère teinte poivre et sel, étaient attachés dans sa nuque en une queue de cheval. Elle devait avoir atteint la soixantaine, au maximum. Ses mains à l'épiderme usé par l'effort montrèrent l'entrée.
—Suivez-moi, lança-t-elle chaleureusement. Je vais vous montrer votre chambre et vous laisser vous installer. Je vous emmènerai ensuite rencontrer mon apprenti, c'est avec lui que vous travaillerez durant votre séjour. Il ne doit pas être bien plus vieux que vous, vous vous entendrez probablement !
  Elle guida le jeune homme à travers quelques couloirs, lui faisant par la même occasion visiter les lieux, puis le laissa dans une petite chambre. Le sol, en bois sombre, contrastait avec la tapisserie jaune des murs. Une petite fenêtre éclairait seule la pièce, encadrée par une paire de rideaux fleuris. Sur le plancher boisé reposaient dans un coin un futon ainsi qu'une table de nuit. Une armoire était plaquée contre le mur face à la porte, de la même matière que le plancher.
—Voici votre chambre, fit la propriétaire de la demeure. Ce n'est pas du luxe, mais c'est confortable. Vous trouverez des draps dans la commode, là. Sur ce, je m'en vais, j'ai mes haricots qui m'attendent !
  Elle ferma la porte et s'éloigna, ses pas résonnant dans le couloir. Jooheon déposa sa valise près du futon et l'ouvrit. Il transféra ses vêtements dans l'armoire puis étala le reste de ses bagages sur la table de nuit. Enfin, il sortit de sa poche son cellulaire. Encore hésitant, il le fixa quelques secondes puis céda. Il le déverrouilla puis parcourut avec curiosité les quelques messages échangés entre ses collègues. Au fur et à mesure de son avancée dans la discussion, ses sourcils se fronçaient. Il aperçut son nom à plusieurs reprises. Une de ses collègues s'était plainte d'un soudain surplus de travail, et d'autres avaient fait écho d'une même impression. Leur supérieur avait alors jugé utile de mentionner Jooheon, usant le terme de « vacances » pour qualifier son arrêt. Cette intervention subtile mais mesquine avait eu le résultat escompté : la vague d'accusations s'était dirigée contre Jooheon et non contre le véritable responsable.
  Les doigts tremblants de Jooheon déposèrent le mobile sur le lit. Le jeune homme n'en revenait pas. À la fois attristé et remonté contre les propos tenus à son égard, il éteignit l'appareil. Ce n'était pas la première fois que ce genre de situation arrivait. Son patron rejetait souvent la faute sur ses employés. Il se montrait extrêmement dur et exigeant avec eux, et n'hésitait pas à dénigrer un travail qu'il ne trouvait pas satisfaisant. Certains de ses salariés se montraient plus hermétiques à ce comportement, ne se laissaient pas faire et n'hésitaient pas à faire part de leur mécontentement. Or, Jooheon ne faisait pas partie de cette catégorie d'employés. Il se contentait de se taire et d'encaisser chaque reproche. Son arrivée très récente dans l'entreprise le poussait à constamment rester discret et à ne pas se révolter, ce qui l'avait mené à de nombreuses reprises à rester excessivement tard au travail, sous le poids de toutes les tâches qui lui étaient assignées.

  Il voulut ignorer toute la discussion qui s'était faite dans son dos, cependant il ne put s'empêcher de ressasser les remontrances qui lui avaient été adressées. Il n'y était pour rien, si son patron profitait de son absence pour surcharger ses collègues. Sa douleur au ventre se raviva, et ses yeux s'humidifièrent. Bientôt, ses joues se virent traversées par des gouttelettes tièdes. Il exécrait son emploi, les quelques mois passés à son entreprise avait suffi à lui ôter sa joie de vivre et tous ses espoirs d'avenir. Il s'était retrouvé englouti par la ville, et délaissait désormais sa famille.
  Coupable et résigné, il passa une main sur ses yeux cernés et essuya les traces salées qui parcouraient sa peau.

採摘 • la cueillette Où les histoires vivent. Découvrez maintenant