Chapitre 2

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Un coup de clairon assourdissant et musicalement dénué de sens me tire des bras de Morphée avec une violence aussi surprenante que pénible. Les jeunes appelés autour de moi paraissent d'ailleurs aussi désorientés que mon pauvre cerveau. Je mets quelques instants à me rappeler d'où je suis et du pourquoi du comment, avant de suivre les autres au dehors.

Sans une introduction, sans même un petit déjeuner, un Sergent nommé « H. Kakashi », selon son badge, nous réunit sous un soleil timide, annonçant qu'il va nous répartir en deux compagnies, et que nous n'avons pas notre mot à dire. Retenant à peine un grognement frustré, je l'entends énumérer des noms par dizaines, faisant à peine attention à ce qu'il se passe autour de moi. Quand il arrive aux noms de famille commençant par un T, je tends une oreille quelque peu plus attentive. C'est bientôt mon tour.

— TATAMI Iwashi, deuxième compagnie. UCHIWA Itachi, première compagnie. UCHIWA Sasuke, deuxième compagnie. UCHIWA Shisui, première compagnie. UZUMAKI Naruto, deuxième compagnie.

Mon cœur semble s'arrêter une seconde avant de repartir de plus belle, cognant contre mes côtes si fort qu'il me fait mal. Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Bien sûr qu'il allait être là ! Bien sûr que j'allais le revoir après ces trois années passées à l'éviter soigneusement. Uchiwa Sasuke, connard de première classe et briseur de cœur niveau 483 – soit, bien au-dessus de la moyenne – réapparaît dans mon existence redevenue tranquille pour y semer à nouveau le bazar et la haine. Non, décidément, je ne peux pas, je ne veux pas l'accepter. Il ne me fera plus souffrir, ne me prendra plus mon cœur pour le déchirer en morceau devant mes yeux, devant un moi impuissant et désormais écœuré de l'amour.

En rejoignant ma place dans le rang, je reconnais ses cheveux noirs bizarrement coiffés, et sa posture de mec sûr de lui, prêt à marcher sur ses propres parents pour réussir. Quand je m'arrête, juste à côté de lui, une simple respiration me fait sentir son odeur enivrante. Même dans un uniforme mal taillé, ce connard est attirant, et parfumé. Il m'énerve déjà. Je refoule en mon for intérieur les souvenirs de nos quelques mois passés ensemble, ravivés par sa présence, et tente de me concentrer sur autre chose, histoire de ne pas finir fou dès le premier jour : l'herbe à mes pieds est très mal entretenue... peut-être même ne l'est-elle pas du tout. Elle est parsemée de mauvaises herbes et étouffée d'une terre presque aride en ce printemps déjà sec.

— Salut.

Mes oreilles me trompent, n'est-ce pas ? En jetant un regard en biais à mon voisin, je constate que non. Lui-même me dévisage avec ses yeux indéchiffrables, attendant une réponse. Sa voix est plus grave d'une octave, on dirait. Elle est toujours aussi ensorcelante, en tout cas. Réalisant ce que je viens de penser, je me ravise en tentant d'affirmer à moi-même que non, il n'a plus aucun effet sur moi. Un mensonge énorme, mais tant pis.

Avec une voix que je veux neutre, je lui réponds sans croiser à nouveau son regard par un même mot approximatif, closant par là le semblant de conversation qu'il a commencé. Pas question que tout recommence comme avant. Je me concentre plutôt sur le discours de notre Caporal, U. Iruka, qui nous « convie » – le choix du mot me fait beaucoup rire intérieurement – à un entraînement après avoir mangé un bol de riz bien trop rapide à avaler à mon goût.

Après avoir fait ma vaisselle en partageant une éponge avec un certain Neji, je rejoins avec lui le reste de notre petit groupe d'une dizaine d'apprentis soldats. Le plus jeune d'entre nous a fêté ses dix-huit ans la semaine dernière ; et l'on se prend pour les justiciers ? Laissez-moi rire... Le pauvre, à peine sorti de sa dernière année de lycée, a bien du mal à suivre la cadence de la course à pieds avec un sac à dos trop chargé qui tire sur ses épaules frêles.

Je pense un temps à l'aider, à lui porter son sac, puis me ravise. Si je l'aide maintenant, il ne pourra s'en passer plus tard, et la faute finira par lui tomber dessus. Je le dépasse avec une expression désolée en lui murmurant « Courage », puis continue moi-même à courir comme je peux ; je remercie intérieurement mon entraîneur d'athlétisme de m'avoir toujours poussé à dépasser mes limites, même si j'ai parfois l'impression de siffler au lieu de respirer. J'essaie d'oublier mes nouveaux compagnons de mauvaise fortune pour me concentrer sur ma course, mais je suis rapidement interrompu par une voix qui me sort de mes pensées, sa voix.

— Tu ne veux plus me parler ou c'est ta fierté qui t'en empêche ? susurrent ses lèvres que j'essaie tant bien que mal de ne pas regarder.

J'ignore mes soudaines pensées un peu trop perverses, et préfère le maudire pour toutes les conneries qu'il peut déblatérer à la minute. Jetant un regard désespéré à son sourire en coin qu'il sait pertinemment charmeur, je lui réponds en haussant les épaules :

— Je te croyais intelligent. Tu as déjà tout oublié ou bien t'es juste stupide ?

Il esquisse un sourire indéchiffrable, presque désolé, puis pique une pointe de vitesse pour ne pas rester à ma hauteur. Non mais il se fout de ma gueule, ou quoi ? Je pense une seconde à le rattraper pour exiger de lui des explications, mais me ravise rapidement. Il n'en vaut pas la peine, et j'ai pris la ferme résolution de ne plus aller vers lui. Je poursuis donc mon entraînement sans le croiser de nouveau, sans savoir si cela me soulage ou m'embête. Je m'énerve moi-même parfois. Comment donc mon cœur – et mon corps a priori – peuvent-ils donc encore se sentir attirés par ce petit con de la pire espèce ? Mon cerveau n'a pourtant rien oublié de ce qu'il s'est passé entre nous... Je me souviens parfaitement de la première fois où je l'ai croisé : il était assis à la terrasse d'un café, jambes croisées et regard perdu au loin dans la foule informe d'un début d'après-midi ensoleillé. Une tasse dans une main et un stylo à plume dans l'autre, il écrivait frénétiquement quelque chose dans un carnet à reliure de cuir. J'ai immédiatement été attiré par son allure sûre de lui. Ses lèvres pincées de concentration et le petit pli de peau entre ses sourcils lui conféraient alors un air déterminé très attirant.

Un éclair de stupidité a alors traversé mon esprit. Puisqu'il avait visiblement à peu près mon âge, je me suis dit que je n'avais pas grand-chose à perdre à part ma fierté, et je me suis assis à sa table. Idée regrettable s'il en est, car sa voix grave et son petit sourire en coin, dès que j'ai engagé la conversation, m'ont précipité dans ses filets. Au moment-même où j'ai posé les yeux sur lui, il était d'ores et déjà trop tard.

Peu de temps après, nous avons commencé à sortir ensemble. Les premières semaines ont été parfaites, un véritable rêve éveillé. Attentionné même s'il avait du mal à se l'avouer, Sasuke a été celui qui m'a réconcilié avec mon homosexualité et qui m'a aidé à m'assumer et à éradiquer mes complexes. Mais cela n'a pas duré longtemps. À vingt ans, tout paraît sérieux, dit-on. Je n'ai pas échappé à la règle. J'ai cru à notre histoire comme un enfant de trois ans croit au Père Noël : dur comme fer. Et la froide et cruelle réalité m'a rattrapé sans que je ne m'en rende compte, quand Sasuke a commencé à ne plus vouloir s'afficher avec moi en public. D'abord il m'a lâché la main, puis il a stoppé tout geste un tant soit peu attentionné à mon égard. Il a fini par ne plus vouloir se montrer à mes côtés. Quand son caractère s'est assombri et qu'il s'est mis à me parler d'un ton agressif, j'ai perdu tout espoir de retrouver un jour le Sasuke qui m'avait séduit. C'est sans grande surprise que, sept mois à peine après l'avoir embrassé pour la première fois, on s'est disputés parce que je voulais savoir ce qu'il lui arrivait. Et il m'a quitté. Il m'a laissé sans la moindre explication valable, mon cœur en pièces et mes expectations en lambeaux. Il a emporté avec lui mes idéaux d'adolescent et l'espoir de vivre un jour une véritable relation épanouissante.

Je n'ai jamais cherché à savoir ce qu'il était devenu par la suite. Quand par un malencontreux hasard je le croisais dans la rue, je changeais immédiatement de trottoir, voire me cachais dans le renfoncement d'une quelconque porte d'entrée. Et je parvenais à mener ma petite existence, morne certes, mais tranquille, sans gêner personne. Alors pourquoi a-t-il fallu, nom d'un chien galleux, que cette guerre sans queue ni tête éclate et qu'il revienne me traîner dans les pattes ?

— Uzumaki ! Pourrais-je avoir votre attention s'il vous plaît ou est-ce trop demandé ?

Je cligne des yeux en lançant un regard perdu autour de moi. À côté, Neji me fixe d'un air moqueur en arborant ce sourire carnassier qu'il sait si bien faire. Apparemment j'ai perdu le fil des événements... Je réfléchis une fraction de seconde en fronçant les sourcils et tout me revient. Je suis censé écouter attentivement les consignes de sécurité concernant l'utilisation des armes à feu. Avec un soupir de désapprobation, je porte de nouveau mon attention à notre supérieur un peu étrange, un certain Shiranui Genma, spécialiste des armes – et des insomnies également si l'on me demande mon avis. Le pauvre bougre donne l'impression qu'il va s'endormir à n'importe quel instant. Et pourtant, il continue son discours assommant, d'un ton monocorde qui ne me donne qu'envie de me replonger dans mes pensées.

On était très cons à vingt ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant