À s'en mordre la queue

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          Noirceur absolue. Je cligne des paupières pour tenter d'apercevoir un détail, même minime. N'importe lequel qui pourrait m'indiquer où je suis. Mes globes oculaires se promènent dans leur orbite, comme s'ils essayaient d'en sortir. Toujours rien. L'angoisse me gagne. Une enclume me tombe sur les poumons, j'ai de la difficulté à respirer.

          Je crois entendre quelque chose, mais le bruit est étouffé par le cillement dans mes oreilles. On dirait les battements d'un cœur au repos. De plus en plus près, de plus en plus fort. Puis, silence. Une secousse me fait sursauter et une lumière aveuglante me plombe dans les yeux. Une bourrasque aussi froide que la mort me frappe de plein fouet et me glace le sang. Des mains sèches et rugueuses m'empoignent sous les bras et me tirent hors de mon cercueil. Perdant mes repères matériels, je m'écroule au sol, incapable de tenir sur mes jambes.

          Les mains m'attrapent les poignets et me tirent vers l'inconnu. Le gravier m'arrache la peau. Alors que j'ouvre la bouche pour exprimer ma douleur, des roches y pénètrent. Je m'étouffe, je tousse, gémis, pleure. La sueur me pique les yeux et m'empêchent de me repérer. L'arrêt brutal des mouvements me permet d'éjecter les intrus de ma bouche et d'enfin respirer.

          Je suis tiré par le haut. Les muscles de mes aisselles hurlent de douleur face à ce brusque mouvement. Le contact rêche de ce qui semble être une corde de bateau me fait relever la tête. Je me mets alors à me débattre de toutes mes faibles forces. Même si je sais que c'est inutile, je gigote et donne des coups de pieds vers ce que je crois être mon ravisseur. Sans même m'en rendre compte, je commence à sangloter et à demander pitié. Je tire sur mes bras afin de décrocher mon lourd corps, quand ma tête est poussée, projetée sur un objet dur. La douleur explose derrière mes paupières er me coupe le souffle.

          Le bruit de fermeture éclair me fait remonter la tête et je cherche des yeux sa provenance. De l'air sur mes cuisses, un dangereux frisson. Avec horreur, je me rends compte que c'était la cachette de ma honte. Je recule brusquement les fesses pour éviter autant que possible les mains qui essaient de descendre mon sous-vêtement. Je sens le sang couler sur mes jambes à cause des égratignures que fait le papier sablé de la surface. Ça fait mal, mais j'aime mieux ça que ce qui pourrait arriver s'il m'attrape.

          Je peux sentir mes balles remonter vers la base de mon pénis, quand il réussit de m'arracher la barrière qui me sépare du danger. Merde! Il voit mon membre. Il est pas petit, mais vraiment pas grand. Mais... Pourquoi je pense à ça, moi? Il est clairement en train de sortir un objet métallique de son sac et je suis là, à avoir peur de son regard sur moi. Arrêtes de penser et sors-toi de cette situation.

          L'homme se rapproche et la lune se reflète sur ce qui semble être une lame de boucher. Tous les poils de mon corps se dressent, aussi droits que les soldats de l'armée nord-coréenne. Je vois la lame se rapprocher de moi. Je ferme vivement les yeux, pour ne pas voir ce qu'il va faire.

          Le contact froid glaçon ne me surprend pas, mais ma colonne est traversée par une barre de fer. Le dos droit, la nuque mouillée, j'attends. Une grande goulée d'air emplit mes poumons, après avoir senti des mains, que je reconnais comme celles qui m'ont sorti de la noirceur, m'empoigner le bas du pénis.

          Une brûlure telle que je n'en ai jamais connue remplace les mains. Ma bouche s'ouvre assez grand pour y mettre un melon. J'essaie de ne pas crier, je ne veux pas lui faire ce plaisir. Je ne respire plus, je ne fais qu'inspirer à petits coups.

          J'ai l'impression que le sang quitte littéralement mon cerveau pour descendre vers mon entre-jambe. Ma vue se brouille davantage et j'ai la tête qui tourne. Je tombe. Mes genoux heurtent le sol et je ne sens même pas de douleur. Je ramène mes poignets et mes genoux vers le centre de mon corps. De plus en plus faible, ma respiration brise le silence de la nuit noire. Je  ne sens plus rien, comme si j'étais gelé des orteils au bout des cheveux. Mes yeux veulent se fermer. J'ai seulement envie de m'endormir, mais j'ai peur de ne jamais me réveiller.

          Une main fraîche sur mon corps brulant. Un sursaut de terreur. Je ne veux pas qu'il me touche. Je veux qu'il s'en aille, qu'il me laisse seul avec la couleuvre qui tourne dans mon estomac. J'essaie de me tourner et d'échapper au démon qui tente d'arracher mon âme. Je ne le fais pas assez vite, car il me ramène aussitôt. Je crois que sa lame se promène sur moi, mais comme je ne sens plus grand-chose, je ne peux pas l'affirmer.

          J'aperçois son bras se lever dans les airs avant de redescendre, vite comme un éclair. Douleur.  Mon corps n'est que douleur quand tombe devant mes yeux ce qui ressemble à un tissu très épais. C'est en le fixant du regard que je réalise. Je réalise que c'est en réalité un lambeau de peau. De ma peau. Le sentiment que je me fais écorcher la peau me gagne.

          La lave s'étend sur moi aussi vite qu'une montagne se crée devant mes yeux. Un dernier regain d'énergie me prend et je me mets à hurler, à donner tout ce que j'ai. Qu'on me trouve! Ça ne dure même pas dix secondes qu'on me fourre quelque chose de mou et froid droit dans la gueule. Je gonfle, puis contracte les joues afin de faire sortir cet intrus. Quand ma langue entre dans un pli et touche quelque chose de lisse, je comprends que ce fou m'a tût à l'aide de mon propre pénis!

          Je n'ai même pas la force de me battre davantage et j'abandonne, je le laisse là. Je ne sais pas comment je fais, mais je reste en vie. Je serais prêt à faire absolument n'importe quoi pour tout simplement m'éteindre.

           Dieu a entendu mes prières, car je sens mon corps se détendre et je sais que c'en est bientôt fini de moi. Un visage apparaît dans ma vision. Un sourire cruel, des yeux noirs. Sa main se fait un chemin vers moi. Dans celle-ci, une aiguille traversée par un fil. Je ne sens même pas l'aiguille entrer dans mes lèvres, mais je vois tout. Je n'ai plus peur pour moi, mais pour ceux que je laisse derrière.

          Les regrets m'envahissent, surtout ceux que je ressens envers ma grand-mère. Je ne l'ai pas vu depuis la mort de papi. C'est pourtant pas de sa faute. Mes parents m'ont convaincu du contraire et j'ai tout simplement arrêté d'y aller. Mes yeux se ferment sur l'image des coqs de sa cuisine.

          Alors que mon âme me quitte, je réussis à percevoir la voix de mon meurtrier pour la première fois : « Tiens, comme ça. Y'à du monde qui veulent plus t'entendre. À force de se mordre la queue, c'est ça qui arrive.»

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OuroborosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant