J'ai écarquillé les yeux tout grands ce soir-là lorsque la portière s'est ouverte devant un manoir plus grand, plus beau et plus éclairé que le nôtre. Escortée par mes parents, j'ai franchi le seuil comme on rentre dans un rêve. Tout y était magique.
Nous fûmes accueillis par les hôtes en personne qui, pour moi, ressemblaient à un couple royal, tant par leur prestance que par leurs tenues flamboyantes. La robe de la maîtresse de maison étaient composée d'une multitude de fleurs aux couleurs chatoyantes qui ondulaient à chaque léger mouvement. Ses cheveux étaient relevés en un chignon si haut et si complexe parsemé de rubans et de perles. Son maquillage étincelait sur un sourire figé. Son époux n'était pas en reste avec sa redingote aux couleurs vives, ses boutons dorés et ses tatouages de paupières hypnotiques.
Moi qui avait trouvé, avant de partir, mes parents particulièrement élégants ce soir avec leur bijou d'œil, leurs vêtements du dimanche et leur coupe de cheveux impeccables, je devais m'avouer que devant toutes ces personnes, j'en avais à présent un peu honte.
Mes parents me présentèrent :
- Voici notre fille, la puînée. Ellega.
Impressionnée, je fis la courbette, savamment apprise pour l'occasion.La maîtresse des lieux fit un sourire poli en me toisant de la tête au pied et héla sa fille afin qu'elle se présente à son tour. Arriva une demoiselle, sensiblement de mon âge mais plus grande que moi. Si ses parents ressemblaient à un roi et une reine, elle c'était évidemment à une princesse. Elle avait hérité de ses parents le port de tête haut et fier. Sa tenue était sophistiquée et parfaitement ajustée, ses cheveux blonds étaient brillants et semblaient si soyeux. J'entortillais mes mains en tentant de cacher ma modeste petite robe de soie.
Suivant poliment les directives de ses parents, elle m'escorta au travers des différentes pièces de ce que j'aurais appelé un palais. Je n'aurais jamais cru qu'un tel bâtiment vu de l'extérieur puisse avoir autant d'espace à l'intérieur. Nous passâmes dans une salle de bal dont la coupole de verre faisait apparaître des aurores boréales. Partout des nobles riaient, chantaient, mangeaient, buvaient, discutaient ou dansaient. Une ribambelle de serviteurs s'activaient, effacés et efficaces.
Nous arrivâmes dans un petit salon en retrait où de jeunes gens s'étaient rassemblés, tous aussi bien vêtus. De tous âges, ils semblaient déjà bien se connaître et certains portaient des tatouages aux mêmes endroits. Ceux-là faisaient sûrement partie d'un même clan. À mon arrivée tous se retournèrent et me scrutèrent longuement. Je me sentit d'un seul coup si étrangère et si insignifiante.
Je voulus me rendre amicale, comme me l'avait recommandé mon père, et me présenta:
- Mon nom est Ellega, du clan des...
- Des nihilistes, m'interrompt un grand garçon qui me dévisageait avec un regard hautain en s'approchant de moi.C'est alors qu'ils commencèrent à me poser une foule de questions, parfois saugrenues, et auxquelles on ne me laissait pas le temps de répondre.
- Est-ce que tu es la fille du ministre? Celui qui a fait arrêter mon oncle?
- Est-ce vrai que tu as le pouvoir de voir au travers de nos vêtements?
- Pourquoi on ne t'a jamais vue?
- Il paraît que vous ne sortez jamais de votre tanière, qu'est-ce que votre clan a à cacher?
- On ne t'a pas dit que tu devais mettre une robe de fête?
- Pourquoi tu portes ce bandeau?
- Il est comment ton autre œil?
- Je parie qu'il est rouge!C'est à cet instant que la main d'un des garçons qui se tenaient derrière moi ôta mon bandeau d'un coup sec. Je mis un instant à me rende compte de ce qui arrivait et de ce que je voyais.
Devant moi la princesse au regard ahuri était à peine reconnaissable avec ses cheveux gras et sa robe de coton informe. Partout où se posait mon regard ce n'était plus qu'adolescents boutonneux en vêtements de laine ou de lin. Même la pièce affichait à présent des murs défraîchis et suintants, les fenêtres piquées de moisissures étaient sales et ne laissaient plus rien voir au travers.À la vue de leur état de stupéfaction au moins aussi grande que la mienne je compris que ce que je voyais, ils le voyaient aussi. C'est alors que tous se mirent à crier d'indignation, de fureur, de honte et de surprise, se cachant le corps et leurs haillons, se regardant incrédules et méconnaissables. Ils s'approchèrent ensuite de moi, menaçants, certains me maintenaient les bras vers l'arrière, m'empêchant sans le vouloir de cacher mon œil et stopper cette vision de la vérité qu'ils n'assumaient absolument pas.
Alertés par les cris, la porte s'ouvrît sur des adultes incrédules. Je me débattais, essayant en vain de mettre ma main sur mon œil fautif. Ma voix qui tentait d'expliquer la cause était étouffée par les hurlements de celle qui n'avait à présent plus l'apparence d'une princesse. J'essayais de fermer les yeux, de diriger mon regard sur mes petits souliers et ma robe restés intacts car ceux-là étaient sans artifice.
Nous quittâmes, mes parents et moi, la fête avec précipitation sous les vociférations des invités, expulsés comme des malpropres d'un lieu où nous n'étions plus tolérés. Le retour se fit dans un silence de plomb. Père tordait de colère mon bandeau qu'il avait dû ramasser à terre et me le rendit sans me regarder et mère observait le paysage défiler sans une parole, une larme coulant discrètement sur sa joue.
Je ne savais que penser, étourdie par la rapidité des événements qui venaient de se dérouler. Je remis, penaude, mon bandeau sur cet œil qui avait été à la source de tout ceci. Je voulais crier à l'injustice, me défendre d'une accusation qui tardait à venir de la bouche de mon propre père. Mon père, le ministre de la justice en personne.
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Souvenirs d'une petite Nihiliste
FanfictionPetite fanfiction sur la jeunesse d'un des personnages de La Passe Miroir de Christelle Dabos. En stand by.