Clairdelune

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Un jour, la mère me fit appeler dans son bureau. Je devais l'accompagner pour superviser une demeure importante. Comme de coutume, je ne lui posais pas de question et la suivit docilement alors qu'elle franchissait une des portes de son bureau enfumé. Il s'agissait d'un de ses innombrables raccourcis. Un petit hall sans décorum composé d'une dizaine de portes toutes semblables. Elle fouilla sa poche, sortit un trousseau, trouva la clé qu'elle cherchait et ouvrit une des portes dans un grincement.

Nous arrivâmes dans un hall énorme, des lustres à pampilles brillaient de mille feux et le sol lustré faisait refléter encore plus toute cette lumière. Un majordome vint nous saluer avec de larges courbettes ridicules, enfin surtout la mère Hildegarde, moi j'étais insignifiante à ses yeux. Il nous fit ouvrir une lourde double porte et nous pénétrâmes dans un très grand jardin. Au loin on distinguait une majestueuse demeure. Discrètement je remis mon monocle que j'avais ôté avant de quitter le bureau.

Je compris d'emblée que rien ici n'était réel. Ni la moiteur du jardin, ni son soleil de fin de journée. Les jardins faussement fleuris et odorant étaient truffés de raccourcis permettant de faner à sa guise ou au contraire d'arriver sur le pas de porte en quelques enjambées.

Du beau travail pour qui, comme moi, avait déjà vu bon nombre d'artifices. Les créations mirages étaient d'excellente facture et les truchements de l'espace avaient dû demander à la mère des années de labeur. Nous devions être chez le gratin de la Citacielle.

La mère me regarda d'un air en coin et le sourire aux lèvres.
- Joli, n'est-ce pas? Bienvenue au Clairedelune! Me dit-elle, un chicot de cigare entre les dents.
- Je n'ai jamais rien vu de tel! Lui répondis-je.
- Et encore vous n'avez pas vu l'intérieur!

Arrivées devant la majestueuse entrée où déjà deux hommes en livrée nous attendais, je levais les yeux sur la façade. La maison de près était nettement moins aguichante. Elle subissait les affres du temps et commençait à montrer des signes de manque d'entretien cachés sous une tonne de peinture miraculeuse.

- Nous sommes chez Mr l'ambassadeur, un... très cher ami à moi. Cela fait des années que je le connais. Je vous ai demandé de m'accompagner car il m'a fait part d'aménagements qu'il souhaite réaliser. Et comme certaines de mes créations datent de mes tout débuts, il ne serait pas inutile que vous en fassiez discrètement le tour.
Je compris de suite ce qu'elle attendait de moi: contrôler chaque pièce et chaque porte afin d'y trouver d'éventuels dysfonctionnements ou absurdités de l'espace.

Dans le hall, je vis la mère sourire à l'approche d'un homme, canne à la main. Il nous accueillit avec courtoisie et semblait sincèrement heureux de la visite de ma patronne.
Comme il avait du mal à marcher, la mère maintint son bras sans hésitation et il se laissa faire. Nous nous rendîmes dans un des nombreux salons. A les voir tous les deux ensemble, je compris que leur relation n'était pas juste d'affaire. Ces deux-là se connaissaient et s'appréciaient de longue date. Plus jeune que la mère d'environ vingt ans, l'homme se tenait pourtant comme un vieillard qu'il ne devait pourtant pas être. Il semblait souffrir bien que son air digne essayait de le cacher. La mère avait pour lui des gestes d'affection, presque maternels. C'est la première fois que je la voyais aussi proche et aussi complice avec une autre personne. Une fois tous deux bien installés sur un sofa et les banalités échangées, elle lui demanda l'autorisation de me laisser faire le tour de la demeure. Il acquiesça et fit sonner pour qu'on me guide.

À ma grande surprise le petit homme qui vint à nous ne m'était pas inconnu, il s'agissait de Philibert, l'invisible de l'équipe de Hildegarde. Il me fit un court signe de tête et me montra la direction du couloir. Une fois seuls, je l'interrogeais sur sa présence ici.
- La mère m'a trouvé ce poste afin que je prenne soin du vieil homme, elle s'inquiète beaucoup pour lui, fit-il d'une voix impassible comme à son habitude.
Je n'en sut pas plus et ne lui en demandai pas en retour car on ne commente pas un ordre de la mère. Je lui expliquai que ma mission ici était d'arpenter la bâtisse et demandai d'avoir accès à chaque recoin de celle-ci. Il me tendit docilement son lourd trousseau remplis de clés de toutes sortes et s'en alla vaquer à ses occupations.

Alors que je visitais avec curiosité le Clairedelune avec toutes ses ingéniosités et ses aberrations spatiales et visuelles, des souvenirs de ma jeunesse me revinrent. Je me remémorais que mon père avait déjà parlé de ce lieu et surtout de Mr l'Ambassadeur qu'il appréciait. Il me semble qu'il le trouvait intègre et neutre. Que son rôle était de garder la paix entre les clans du Pôle et qu'il ne jugeait personne. Un grand homme dans le fond malgré qu'il soit noble et qu'il vive dans le luxe et l'opulence, me dis-je intérieurement !

Je découvris alors les plus belles création de la mère: des pièces sur mesures ou à la demande, la plupart se coupaient du reste de la maison dès que l'on fermait la porte à clé.
Il y avaient des tas de raccourcis, ceux pour les domestiques et ceux pour les habitants de la maison. Je trouvais parfois une incongruité que je notais sur un calepin afin d'en informer la mère ultérieurement.

Lors de mon inspection, j'ai croisé des enfants sortant bruyamment d'une salle de jeux, je compris qu'il s'agissait de la progéniture de l'ambassadeur. Je me suis cachée près de lourds rideaux et les observai. L'aîné devait probablement être ce beau jeune homme aux cheveux d'or bouclés, d'à peine quelques années plus jeune que moi. Il courrait après une petite fille toute mignonne. Une autre jeune demoiselle les héla alors qu'une autre petite sœur, tenant à peine debout, se cramponnait à ses jupons. La scène était cocasse et pleine de candeur. Cela me rappela avec nostalgie mon enfance, quand je courrais aussi gaiement avec mes frères dans les couloirs de notre maison.

Mon tour de contrôle terminé je retournai au salon auprès de maîtresse. Elle salua avec beaucoup de chaleur l'hôte des lieux et nous rentrâmes directement à son bureau par un raccourci privé dans un silence total, toutes deux assurément perdues dans nos souvenirs.

Souvenirs d'une petite NihilisteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant