Arc 2 partie 2 : Os et négoce

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Deux semaines auparavant. Le Bar du Miroir, côté grand public.


Quinze minutes pour entrer, procédé accéléré par sa beauté, cinq minutes pour repérer l'homme, ses beaux yeux n'étaient pas là pour faire joli, et dix minutes pour le rejoindre, à travers les clients compactés et dénudés. Trente minutes au total, mais enfin, Zaé pouvait l'aborder. Quel cirque pour un unique corps, quel cirque ! Hélas, c'était le seul moyen qu'elle avait trouvé pour atteindre son objectif. Si seulement elle n'avait pas eu de casier judiciaire, tout aurait été plus simple. Voilà à quoi elle en était réduit: séduire un mec. Il y avait eu toute une sélection en amont, et parmi ses cibles potentielles, il était le plus supportable physiquement, le seul qu'elle acceptait d'approcher pour servir ses desseins. Les autres étaient soit bien trop laids, soit bien trop vieux, soit bien trop les deux. Il s'appelait Noa et elle savait toute sa vie sur le bout des doigts avant même de lui adresser la parole. Le T-shirt de son Élu l'aida à amorcer la discussion:


-Toi aussi t'es fan de Toto-rot ?


Mettez-vous un instant à la place du mec. Piégé dans un boulot merdique, sans charme particulier, perdu dans une fête où il ne connaît personne, avec pour seule perspective de se bourrer la gueule, on pourrait presque dire qu'il attend Godot, et voilà qu'un joli brin de fille, délicatement métissée, cheveux bleus argentés, tenue légère et sourire aux lèvres vient lui parler. Un instant il doute, envisageant qu'il s'agit d'un gage et que son groupe de copines la regarde de loin, mais après un coup d'oeil à la volée, il constate que personne ne les regarde. Alors il se dit qu'il doit répondre, lui qui n'a jamais quitté son adolescence et le vêtement si dérangeant du manque de confiance en soi. Il suit donc la facilité et imite la fille : il regarde son T-shirt à l'effigie de la créature japonaise. Il se souvient très bien là où il l'a acheté, un stand de contrefaçons à la dernière Japan Expo, là où le Roi qui Chante est apparu pour la première fois. Malgré la provenance douteuse de l'habit, il l'avait pris, pris dans une frénésie consumérisme. Mais avec tout ça, il n'a toujours pas répondu. Alors il improvise, il bafouille un « Oui, j'ai bien du regarder une dizaine de fois chaque film de Miyazaki. », priant pour que ce soit la bonne réponse. Il voit le visage de la jolie fille s'illuminer, sa bouche sensuelle s'agiter pour dire des mots qu'il entend à peine. Il fait semblant de comprendre et répond un « Oui, c'est fou hein ? » générique. La machine infernale est lancée, le filet est refermé, le collet est resserré. Il ne le sait pas encore, mais il est déjà mort, sa vie à présent dans les mains de cette inconnue qui a bien voulu le remarquer, et l'approcher.


En vérité, Zaé a découvert Toto-rot la veille, lui ainsi que toutes les autres emblèmes de l'animation du pays du soleil levant. Elle avait regardé le compte face-bouc de l'agent mortuaire, et vu son intérêt pour cet univers pour aussitôt se l'approprier à coups d'articles, d'interviews, et d'extraits. Pas besoin de voir les films, juste de connaître les moments cultes. En une soirée, elle pouvait mener une conversation construite et intéressante sur n'importe quel création audiovisuelle se raccrochant au Japon sur une période de 1990 à nos jours, se gardant une part d'ignorance pour flatter l'égo de l'homme quand il étalera sa science.


Du point de vue de ce dernier, ce fut la plus fantastique des soirées, de celles que l'on garde à jamais dans sa mémoire. Cette rencontre bénie le faisait revenir d'entre les morts de sa morgue. Il plaisait ! Une beauté comme il n'en avait jamais vu lui parlait, lui souriait, le regardait, lui ! C'était fantastique, extraordinaire, comme dans un film hollywoodien. Il voulait croire à ce rêve éveillé. Il voulait y croire de tout son être. Une petite voix au fond de lui lui soufflait que ce n'était pas normal, qu'il y avait forcément anguille sous roche ; elle fut étouffée, enfermée, enterrée, exterminée par sa conscience. Rien ne devait gâcher ce moment. Rien. Entièrement concentré sur ses mots, il déployait tous les artifices possibles pour que demeure cet instant où le Bar du Miroir était vide, à l'exception d'eux deux. Humour et anecdotes, mimiques et flatteries, prévenances et petites attentions, il vidait ses réserves d'idées bien trop vite, et bientôt il ne lui resterait plus rien pour la retenir. Au moment où il pensait que leur conversation allait se clore, celle dont il ne savait pas encore le nom manifesta des signes de fatigue. La suite était toute trouvée : il lui proposa de la raccompagner.

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