II. Tirée de l’enfance.
Elle avait onze ans. Ou dix. Peu importe. Elle l’a vu. Elle a vu ce qu’elle ne pouvait croire, ce qui ne pouvait décemment être réel, et qui pourtant s’étendait devant ses yeux, dans sa splendeur de désastre et de monde qui s’écroule, de certitudes qui se défont enfin.
Elle est rentrée dans son adolescence troublée et chaotique le jour ou sa mère l’a tirée de l’enfance. Sa mère, affalée contre la vieille armoire du salon, qui pleurait. Sa mère, faible et vulnérable, qui souffrait. Sa mère qui n’a jamais su que si Acia est devenue froide comme ça, d’un coup, c’est parce qu’elle s’est rendue compte que tout le monde ment. Ça lui a fait un sacré coup. Non, sa mère n’était pas invulnérable, elle était faible même, c’était indéniable. Acia est devenue froide puisqu’elle ne savait pas comment réagir d’autre pour ne pas devenir faible. Méchante vaut mieux que triste.
Acia n’était pas froide en dehors de sa famille. Elle paraissait sympa aux filles, une meuf qui inspire confiance. Elle se faisait parfois jalousée pour l’attention qu’on lui accordait, voir ignorée ou méprisée. Parfois elle se faisait de bonnes amies. Aucune n’était comme elle et aucune ne le serait jamais. Personne ne la comprenait vraiment.
Alors elle se taisait.
Elle faisait comme les autres. Acia, maquillée, plutôt petite, avec son grand sourire et ses boucles, et ses yeux chocolat toujours heureux. Acia, qu’on veut apprendre à connaître mais que, au fond, personne ne connaîtra vraiment.
Acia qui a beau prétendre ne rien en avoir à foutre, de ce qu’elle porte ou de ce dont elle a l’air, sait bien qu’au fond elle hait ce corps et la moindre de ses imperfections. Mais Acia qui joue parfaitement son rôle. Acia qui se ment mieux que personne.Acia qui est triste mais ne le sait plus.
C’est la rentrée en seconde, demain, dans un nouveau bahut. Il n’était pas tard : si elle se couchait maintenant, elle dormirait huit heures, huit heures et demie avec un peu de chance. Elle aurait le temps de trouver quelque chose à mettre, quelque chose qui ferait qu’elle se fasse remarquer mais pas insultée. C’était toujours subtil, comme différence.
Elle s’est levée de son lit pour éteindre la lumière, laissant simplement l’éclairage faible de la lune par la fenêtre grande ouverte.
Ses parents lui avaient choisi une jolie maison dans un quartier moderne de la ville : toute blanche, avec de grandes fenêtres aux reflets bleutés. Pas mal de ses futurs amis de lycée vivaient ici sans doute. À cette heure, il n’y avait personne. L’endroit ressemblait à un assemblage de Lego.
Elle hait la rentrée.
Elle hait le chaos des êtres qui se bousculent sans cesse, qui pour aller plus vite à son casier, qui juste pour le plaisir de la violence facile et inutile. Elle hait les rangées de classes grises, aux mêmes bureaux gribouillés et aux chaises bancales en contreplaqué. Elle hait les élèves qui la regardent de haut parce qu’elle ne traîne pas avec leur misérable petite bande, ceux qui l’admirent, ceux qui s’en foutent tout pareil. Elle hait les profs qui se croient seconde figure parentale, qui pensent avoir une influence sur la vie de ces ados qu’ils sont censés discipliner mais ces ados qui s’en balancent et tout le monde le sait très bien mais tout le monde fait semblant. Acia hait ce monde où tu apprends de force et souvent trop tôt.Mais Acia se tait depuis trop longtemps.
Elle s'est levée beaucoup trop tôt, comme toujours. Tirée de ses rêves par les rayons du soleil.
Acia s'est habillée. S'est maquillée. N'a pas mangé, parce que c'est comme ça, on surveille son poids quand on est une fille qui se respecte, c'est ce qui se dit et il paraît même que c'est vrai.
Elle se regarde dans le miroir comme tous les matins depuis ses douze ans, quand ses premières formes sont apparues. Elle a un lien particulier avec les miroirs: c'est avec qu'eux qu'est apparue sa première théorie. Sa première déception de la vie.
Son regard s'accroche à ses côtes saillantes, à sa petite poitrine ronde, ses cuisses bien dessinées mais sans doute un peu trop grosses, toujours, toujours trop grosses, jusqu'à ce qu'on en meurt.C'est les mêmes routines mécaniques qu'avant.
Elle attrape sur le comptoir de la cuisine un peu d'argent pour le bus et pour la journée, de quoi manger sans doute. Sa mère a dû laisser le fric avant de monter dans son bureau, tout en haut de la baraque. Son père est en déplacement sans doute, pour la journée ou plus, on verrait bien selon le boulot qu'il devait gérer.
Les gens la poussent sans ménagement pour monter avant elle dans le bus. Elle se laisse faire, elle s'en fout, ils peuvent se battre comme des chiens si ça leur plait. Elle, elle sait qu'il y aura assez de place pour entasser tout le monde. Leur sauvagerie est irréfléchie.
Il y a quelques autres élèves dans le bus. Quatre filles et six garçons. Une des meufs lui sourit en grand. Elle est de taille moyenne, un peu plus grande qu'Acia sans doute: avec des cheveux châtains courts, qui ondulent gracieusement sur ses épaules, et des yeux presque jaunes, immenses. Des lèvres trop fines pour ses dents qui éclatent de joie.
Acia ne sait pas pourquoi elle lui sourit en retour, largement, comme elle ne l'a pas fait depuis longtemps. Elle sent son coeur qui bat fort et vite dans sa cage thoracique, près à exploser, menacer de lui péter les côtes pour sortir de son corps. Un rythme complétement nouveau. Et parfaitemement anormal.
Alors elle fait ce qui vient, tout seul, comme ça, ce qui s'impose presque naturellement. Elle s'assoit à côté d'elle, elle salue l'inconnue, d'un coup.
- Tu viens d'arriver, non? T'as l'air d'une nouvelle.
- Ouais, je suis arrivée il y a trois jours, répond Acia, il n'y avait pas de lycée bien dans ma petite ville d'avant. Toi?
- Je suis ici depuis ma naissance. J'étais au collège Saint-Marie, avant. J'y étais avec la grande asperge à ma gauche, Laura, et la maigrichonne, à côté, Violette.
Les deux autres lui font la bise en jetant un regard rieur à leur amie. Elles ne comprennent pas que c'est un miracle pour Acia. Qu'elle soit venue d'elle même au lieu d'attendre que les autres fassent le premier pas, par pitié ou par curiosité, peu importe.
- Moi, c'est Acia. Toi?
- Lou. J'avais jamais entendu, Acia, avant. T'es métissée?
- C'est un prénom très rare. Ancien, je crois. Je sais pas, mon père aimait bien.
Et Lou qui lui sourit de nouveau, avec les yeux presque. Et Acia qui se perd dans ce vert qui vire au jaune, dans cette couleur percante et inconnue et terriblement réconfortante.
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Le Chaos Des Êtres
Fiksi RemajaIl n'y a pas d'indulgence. Il n'y a que les barrières morales que nous nous sommes dressées. Il n'y a que la douleur, le physique, le sexe, la drogue, l'adolescence qui nous brise quand elle est censée nous redresser enfin pour que l'on voit le mond...