Chapitre 1.1

92 10 14
                                    

À contre cœur, grimaçant de fatigue, Breva ouvrit les yeux au son de la cloche d'alarme qui barrissait à tue-tête. Elle ne pouvait plus supporter les concepts de Rôles et de Statut Sociaux qu'elle s'apprêtait à lui imposer.

Non pas qu'ils lui étaient abstraits ou trop complexes. Ses aînés lui avaient tant rabâché leurs anecdotes et métaphores sur la futilité d'une quille de navire sans son gréement qu'elle avait eu l'impression d'assister à des cours de soutien avec option propagande. Elle avait fini par comprendre qu'on essayait juste de la faire rentrer dans le moule que toute une communauté avait construit pour elle.

Allongée dans son hamac, les yeux douloureux de n'avoir pas assez dormi, elle fixa les planches au plafond. Les mêmes qu'elle voyait depuis aussi longtemps qu'elle s'en souvenait. Et qu'elle craignait de devoir admirer tous les matins pour encore des décennies. Breva remonta le plaid jusqu'à son nez et se tourna sur le côté. Elle ignora le tocsin qui sonnait toujours et les enfants qui se levaient tout autour d'elle. D'un grognement, elle ignora aussi les voix qui la hélaient pour qu'elle se lève.

Il n'était pas question d'envoyer voler la table métaphorique de toutes ces coutumes qui régissaient leur petite communauté. Elle n'en avait ni la force ni la volonté. Et puis elle était certaine que sa famille et ses amis la maintiendraient de l'autre côté. En plus, elle voulait garder ces rares bouteilles et ces quelques verres de confort qui y trônaient.

Si elle devait être honnête, Breva dirait qu'elle appréciait malgré tout la vie parmi sa petite communauté quasi-autarcique. Elle ne manquait de rien. Chaque matin elle avait son bol d'air frais et d'eau glacée capturée par les pièges à vent ; et une fois débarrassée de ses corvées quotidiennes, elle pouvait grimper selon ses envies dans les voiles, les mâts et sur les ballons. Elle pouvait courir à loisir après les ruddenti, ces petits oiseaux bleus aux ailes écaillées sur lesquelles se reflétait le soleil dont la lumière était décomposée en des centaines de reflets multicolores comme autant de minuscules arcs-en-ciel. En retour, ils sautillaient autour d'elle et la fuyaient en caquetant pour lui faire tourner la tête jusqu'à ce qu'elle s'écroule à bout de souffle d'avoir ri et couru.

Il aurait fallu être stupide pour ne pas remarquer sa situation privilégiée. Mais le visage à moitié enfoui dans son oreiller, elle n'arrivait plus à y trouver un quelconque réconfort.

Tout l'équipage du navire ne vivait que de la chasse. Ils étaient soumis aux vents et à la météo mais ne dépendaient que des bancs de poissons qu'ils poursuivaient pendant parfois des semaines. Guidés par l'unique Airitier que comptait chaque navire, ils traquaient des groupes en pleine migration et usaient de cannes, de harpons ou de crochets pour les pêcher. Ils tiraient de cette pêche l'essentiel de leurs revenus et consommations. Bien sûr ils se nourrissaient de leur chair, mais les graisses qui les protégeaient du froid servaient à la confection de couettes et de manteaux. Avec les glandes de certaines espèces d'oiseaux, ils fabriquaient des savons, des produits ménagers et de la lasure pour les planches du navire. De leurs plumes ou de leurs écailles imperméables, ils confectionnaient des ponchos, des bottes, des toiles pour les fenêtres des carrés.

Le surplus était vendu ou troqué. Tous les mois, le navire s'amarrait aux pitons rocheux de grands phares qui perçaient les nuages et se voyaient de très loin. Sur des espèces d'excroissances de pierres ou de demi ponts qui servaient autant de plateforme de débarquement que de mini marché. Breva et les autres jeunes vendaient les œufs, les vêtements, les lasures pendant deux ou trois jours. Ensuite, avec leurs parents, ils allaient acheter ces fournitures qui leur faisaient défaut au milieu des nuages. Breva adorait parcourir les pontons de pierre, explorer les escaliers qui semblaient sans fin dans l'espoir de trouver un stand qui vendrait du charbon aux meilleurs prix. Elle aurait aimé que les quelques jours passés dans ce monde de couleurs et de textures durent chaque fois plus longtemps, voulait goûter à chacun de ces fruits et légumes dont les formes et les couleurs paraissaient plus extravagantes que n'importe quel chulas volant qu'elle croisait tous les jours.

Par bien des aspects, c'était une vie rêvée. Mais ce n'était qu'une vie imposée. Une cage dorée dont chaque membre de sa famille, de ses amis, de sa communauté, était les barreaux. Elle aimait la chasse et ses dangers. Elle appréciait le rôle qu'elle jouait, le rouage qu'elle représentait dans tout ce mécanisme parfaitement huilé. Mais elle avait douloureusement réalisé qu'elle n'aimait tout ça que par facilité. Que sa vie rêvée, elle refuserait de la passer là où d'autres avaient décidé qu'elle la mènerait.

Breva avait pris conscience de ce paradoxe que depuis quelques mois ; et dès lors, l'acharnement qu'elle avait toujours mis dans son labeur s'amenuisa de semaines en semaines. La moindre de ses tâches quotidiennes devenait une corvée, un travail imposé qu'elle était forcée de réaliser, étiolant la peau de chagrin de sa motivation. À tel point que les plus jeunes avaient commencé à lui faire la morale, à la raisonner. Les mêmes qui avaient tenté de la tirer de son lit ce matin avant d'abandonner. Même Brick qui était le plus flegmatique du navire lui en avait touché deux mots et s'était inquiété à son sujet.

À l'évidence, sa mère avait fait empirer la situation. Un beau matin au soleil voilé par des nuages glaciaux. Elle lui asséna qu'elle serait contrainte de faire ça toute sa vie, à l'image de sa mère et de sa grand-mère avant elle : là tomba le couperet du « Rôle Social » qui dressa au-dessus de la tête de la jeune Breva l'épée de Damoclès d'une vie insipide et ennuyeuse.

À douze ans, cette perspective la révolta sincèrement.

Cela expliquait grossièrement et en grande partie pourquoi elle sortit la dernière de son hamac ce matin-là. En partie seulement car elle avait passé une partie de la nuit à parler avec son frère, dans le hamac au-dessus d'elle. Il avait pourtant été bien plus prompt qu'elle à sauter à bas de sa couchette, même les yeux embués de sommeil. Il fallait dire que niveau rôle social, lui non plus n'était pas vraiment épargné. Ses responsabilités demeuraient bien plus cruciales que les siennes et les pannes de réveil étaient reçues avec beaucoup plus de sévérité. Mais au moins n'était-il pas d'astreinte de vaisselle, de cuisine ou de récurage des carcasses et dépouilles. Quoiqu'il puisse en dire.

Il y eut un cri suivi de plusieurs autres loin au-dessus de sa tête. Des courses sur le pont supérieur et des sons de cloches plus insistants. En gémissant, elle se redressa dans sa couchette et sauta à bas du hamac. En bâillant, elle enfila à la hâte un bas noir qui la grattait mais qui lui tiendrait chaud une fois sur le pont. D'un geste maladroit, elle retira l'épais haut trop large qu'elle mettait pour dormir et frissonna dans l'air frais qui régnait constamment dans toutes les pièces du navire. Elle mit sa brassière et s'empressa de passer les bras puis la tête dans un tricot de peau qu'elle prit soin de bien rentrer dans un pantalon de toile gris perle qu'elle noua autour de sa taille avec le cordon. Vint ensuite le tour des lacets de ses grosses chaussures montantes. Elle était en train de parfaire sa tenue d'un poncho imperméable en plumes quand une voix impérieuse lui ordonna de monter sur le pont.

En renâclant, Breva monta les marches luisantes qui la menèrent vers le faux pont où quelques restes d'un petit déjeuner traînaient encore sur l'une des trois grandes tables. Elle était seule dans la pièce et le silence qui régnait là contrastait avec le vacarme du pont principal. Nouant ses cheveux blonds en un chignon grossier et distendu, elle s'approcha de la cuisine aux murs briquetés et aux placards plutôt vides. Elle erra dans la pièce à la recherche d'un truc à se mettre sous la dent – ou plutôt pour repousser au maximum le moment où elle devrait surgir à la surface. Combien de fois avait-elle arpenté ces sols lustrés, les bras chargés de vaisselle. Combien de fois les avait-elle foulés de ses talons en jouant dans les jambes d'adultes. Combien de fois s'étaient-ils levés, elle et son frère, en pleine nuit, pour fouiller les placards à la recherche de rares chocolats qu'ils achetaient avec tant d'impatience dans les phares, jouant de courtes échelles pour atteindre les étagères les plus escarpées ? Question rhétorique : la réponse ne l'intéressait plus.

Breva attrapa un quignon de pain qu'elle dévora avidement, consciente qu'elle n'aurait pas le temps de manger convenablement du reste de la journée. Elle farfouilla un instant et trouva un morceau de fromage pas trop fait pour accompagner son quignon. Elle vola un fruit et croqua dedans avant de s'élancer à l'étage où la voix pressante l'appelait de nouveau. Avec colère cette fois-ci. Breva s'enfuit vers la voix avec la crainte de n'avoir que trop tardé

De Nacre et d'OcreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant