Chapitre 1.2

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Breva déboula sur le pont et plongea dans un chaos organisé. Au milieu des cieux, voguant à un mile au-dessus d'une mer de nuage, le navire et l'équipage avaient rattrapé le banc de buthons en pleine migration qu'ils pistaient depuis la semaine dernière. Ces derniers nageaient autour de la coque et des mâts avec agitation. Ils avaient l'air de saumon en train de remonter des rivières en tentant d'échapper aux griffes et aux crocs d'ours bruns et de grizzlis affamés – bien que Breva n'ait absolument aucune idée de ce que pouvait être un saumon, une rivière et encore moins un grizzli. À noter cependant que les buthons faisaient la taille d'un veau et qu'un seul coup de leurs nageoires caudales pouvaient briser une nuque ou rompre une drisse un peu trop tendue. Ils zigzaguaient avec hâte entre les cordages du navire, entre les hommes armés d'instruments de pêches et les femmes aux lanternes rouges. Les feux de couleurs vives les déroutaient et ils terminaient leur course avec une aile tranchée par une lance ou un harpon dans les branchies. Les femmes et certains jeunes hommes pas encore assez forts pour descendre une bête d'une centaine de kilos étaient munis de grands couteaux de cuisine et les achevaient immédiatement à terre. Puis les enfants tractaient les carcasses et cadavres à travers des dalots colossaux creusés dans le bastingage. Là, les buthons terminaient entassés dans de gigantesques filets que Breva savait pendre sous le navire et qu'elle voyait comme de titanesques sacs de lests.

La chasse était dangereuse. Certains buthons pas tout à fait morts pouvaient bondir sur des enfants inattentifs et leur briser les os. Certains rapasses ciblaient volontairement les cordages ou les filins de sécurité des pêcheurs puis les précipitaient par-dessus bord pour une chute interminable. Et parfois, des faux-capelans protecteurs s'attaquaient délibérément à des jeunes pour en faire leur repas. Ils fondaient sur eux, toutes serres dehors et les emportaient, pour le pire des sorts. Quand ils ne dévoraient pas leurs yeux directement sur le pont devant tous les autres. C'est du moins l'une des histoires favorites de Zircon.

Aujourd'hui, tous donnaient l'impression de travailler d'arrache-pied depuis de longs quarts alors qu'ils n'étaient à la tâche que depuis quelques petites minutes. À cette vision d'une dizaine d'hommes et de femmes évoluant au milieu d'une nuée de poissons noirs aux reflets bleus, Breva fut de nouveau prise d'une grande lassitude. C'est alors qu'une main aux pouces carrés la saisit par l'épaule et la détourna sans ménagement d'une fille du nom d'Agathe en train de nettoyer une traînée de sang qui pourrait s'avérer dangereuse et particulièrement glissante. La barbe noire piquetée de blanc qui dévorait les joues de son père lui fit face. Les éclairs que lançaient ses yeux verts la fusillèrent. Il avait la mâchoire carrée que des muscles crispés accentuaient ; ses cheveux coupés en brosse et ses larges oreilles décollées amplifiaient cette impression de visage écrasé et qui, couplé à de larges épaules et des bras puissants, accordaient au paternel une dureté qu'une carrière n'aurait pas mieux donné à un bloc de roche. Et ce n'était pas l'énorme écharpe qui le privait de cou qui aurait adouci son image. Breva se raidit.

-Je te préviens, Breva, siffla-t-il, essoufflé par la frénésie qui régnait à bord, tu as intérêt à bien faire ce qu'on te demande aujourd'hui. Pour le bien de tes oreilles et de ton estomac, il vaut mieux que tu mettes de la bonne volonté et de l'application. C'est clair ?

-Oui papa, se rembrunit-elle, immédiatement sur la défensive.

-Les buthons, c'est autre chose que les rapasses d'il y a deux semaines. On a plus à y gagner mais on peut perdre beaucoup plus. Ils sont trois fois plus gros. Autant dire trois fois plus dangereux. Tu m'as compris, Breva ?

-Je sais papa !

-T'as intérêt, cracha-t-il. Va sous la quille ! Ils ont décroché l'un des filets de bâbord. Allez ! File !

Elle ne se fit pas prier, trop soulagée d'échapper aux gros doigts de son père.

Breva grimpa quatre à quatre les marches qui menaient vers le gaillard d'arrière. Là, au plus haut des ponts du navire, elle s'arrêta et se retourna. En contrebas, dans une lumière rasante qui donnait au bois du navire des couleurs chaudes et étincelantes, tous étaient à pied d'œuvre. Elle repéra Opaline quasiment en proue : ses cheveux d'un blond doré éclataient sous le soleil et faisaient penser à une étoile tombée sur leur navire. Elle maniait deux lanternes aux feux rouges qu'elle agitait pour perturber la trajectoire des bestiaux. Un halo rougeâtre l'entourait et lui donnait un aspect divin. Breva savait qu'une douloureuse cicatrice lui barrait l'omoplate, mais à la voir agiter ainsi les bras, elle admira la force dont elle faisait preuve. Elle ne pouvait pas voir ses yeux, mais elle les savait étincelants de furie.

Badisad, un homme d'une bonne quarantaine d'années et aux yeux gris, redirigeait les autres en fonction du flux des poissons et leurs donnait de nouvelles indications comme s'il était capable de prévoir les variations dans leur affluence. Il ordonna à Baguio de se déplacer à tribord et rappela Feldgrau, Hurle et Pyrne (des cousins) pour qu'ils aillent relayer Ana aux côtés d'Opaline. C'était un ballet que fascinait Breva et qu'elle aurait été capable d'admirer pendant des heures et ce en dépit de sa lassitude grandissante. Badisad était si droit, avec les épaules si larges et la voix si grave qu'il incarnait à ses yeux une stabilité et une confiance chères à ses yeux. À chaque fois qu'elle le voyait donner ses ordres ou ses instructions, elle se sentait jalouse.

D'un coup d'œil, elle se rendit compte que la plupart des ordres que donnait le capitaine Badisad n'étaient que des relais d'instructions qu'Aquilon, leur Airitier de soixante-dix ans au crâne chauve et au dos voûté, lui intimait depuis sa gauche. Breva aimait bien observer Aquilon : il fixait le ciel intensément et inclinait la tête comme un aveugle pour suivre des sons et des couleurs qu'il était le seul à percevoir.

À bâbord et à tribord, courant de proue en poupe et de poupe en proue, elle reconnut Fuchsia et Fauve. Avec leurs cheveux bruns, elles étaient facilement reconnaissables à bord : elles étaient celles qui avaient les chevelures les plus emmêlées et les plus sombres. Ternes selon l'Airmite de bord. Elles étaient munies de faucilles et de crochets et s'occupaient de tracter les poissons morts ou mourants jusqu'aux filets latéraux. Un chacune quand deux ou trois enfants s'occupaient généralement d'une seule carcasse. Elles semblaient infatigables et Breva entendait parfois les blagues qu'elles se faisaient l'une l'autre. Elle remarqua aussi que Fuchsia à bâbord n'utilisait quasiment pas les dalots de son côté. Elle se souvint que le filet était déchiré. Elle jeta un dernier coup d'œil à son père et à sa mère, mais quand elle croisa le regard de son père, elle sursauta comme si elle venait d'être électrifiée et repartit derechef vers la tâche qu'il lui avait confiée sans plus lambiner.

De Nacre et d'OcreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant