Chapitre 4.2

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« Tu diras à papa que je t'ai aidée ?»

Au final, sa mère avait déjà fini de saler et ficeler les ailerons lorsque Breva avait pointé dans la salle de salage. Elle y avait également retrouvé Sonora, la seconde sœur de Kobalt. Toutes deux étaient en train de ranger et n'avaient plus besoin d'aide. Aussi Breva s'éclipsa aussi vite qu'elle le put et termina sa course au plus profond du bateau, dans le carré des enfants, à surveiller les plus jeunes en compagnie de Lazuli.

Les deux heures passèrent trop lentement à son goût, mais il fut finalement temps d'aborder le phare Franche de Dilma.

La cloche sonna à bord. Breva fut l'une des premières prêtes sur le pont à l'exception des deux sœurs tumultueuses. Elle n'obéissait au clairon qu'à une seule circonstance : l'arrivée dans une des villes.

Ou peut-être à l'approche d'une baleine.

La joie et l'impatience l'étreignirent de nouveau et elle oublia sa mère, son père ou même Sérin – elle s'était placé loin de la proue pour éviter de le voir ; lui ou son frère. Des couleurs plein les yeux, elle admirait le soleil se refléter sur les pierres grises et érodées du phare Franche. Il était dépourvu de fenêtres et les seules ouvertures sur sa structure lisse ressemblaient à de béants portails vers un univers sombre et froid. Certaines avaient été construites ainsi, pour permettre les divers passages d'un étage à un autre par des passerelles extérieures en pierres. D'autres en revanche ressemblaient à des gueules dont les crocs rocheux saillaient chaotiquement. Des vestiges de la guerre ou de violentes tempêtes. Le phare avait toujours survécu ; les habitants de Dilma se battaient pour garder l'essentiel de son intégrité, mais ils aimaient garder ces béances, cicatrices de temps difficiles.

Essentiellement des balivernes pour Breva qui aurait comblé les ouvertures tant certaines donnaient des frissons à son imagination fertile.

Il y avait des pontons rocheux qui s'étiraient régulièrement à la surface du phare. Ils pointaient dans différentes directions et ressemblaient à des branches d'arbres mortes. C'était sur l'un d'eux qu'ils allaient amarrer le navire. Des gens s'y agglutinaient déjà, alertés par les cloches de bord. Breva restait impressionnée par la réactivité de ces gens qu'elle s'imaginait dormir à l'intérieur de la tour de pierre pendant des semaines à attendre la venue d'un navire volant alors qu'elle savait pertinemment le phare rempli de boutiques. À sa base, une route dallée jaillissait d'une arche bien plus grande que toutes les autres ouvertures du bâtiment. Elle serpentait sur la colline au gré de ses aspérités pour dévaler ensuite directement jusque dans la ville. De nombreux dilmains s'y massaient pour profiter du soleil hebdomadaire. C'était étrange de voir que les quartiers ne s'agrandissaient pas en grimpant la colline mais la contournaient pour s'écraser contre la montagne abrupte au nord tel un océan contre des falaises.

Elle savait aussi que la colline servait de cimetière et que pour cette raison ils évitaient d'y construire, mais tout de même. Eux, pour leurs morts, ils les laissaient s'envoler vers le ciel avec une cargaison de gaz. Ils s'élevaient jusqu'à l'infini, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus les voir, et ils finissaient dévorés par des oiseaux ou des dieux de la foudre.

Breva frissonna à l'idée de tous ces gens morts sous l'herbe et les arbres de la colline Franche.

Lorsque la cloche sonna une nouvelle fois, tout le monde était déjà paré. Fuschia et sa sœur couraient d'un bout à l'autre du navire sans jamais sembler perdre pied ou même haleine. Breva les comprenait et se sentait capable de se joindre à elles. Ils descendaient bien plus bas que les altitudes auxquelles ils naviguaient d'ordinaire et l'oxygène abondait. Tout le monde se sentait plein d'énergie et une fois encore tous les travailleurs dans le phare en seraient impressionnés.

Mais il fallait qu'elle cesse de rêvasser ou son père le verrait. Notre jeune blonde se précipita à la suite de Morget qui s'apprêtait à monter dans le gréement pour ferler les voiles. Elle n'eut pas besoin de dire qu'elle voulait l'aider qu'il la saisit sous les aisselles et dans l'échelle de corde haut la propulsa. Elle se hissa avec plaisir jusqu'à la première des voiles et entreprit de la ramener. Une fois Morget à ses côtés, ce fut bien plus rapide et bien moins fatiguant. À tribord, Séchard et Pyrne faisaient de même.

Il fallut une heure pour terminer l'arrimage. Une longue heure à jeter des regards inquiets aux membres de sa famille et curieux aux hommes et femmes dont l'effervescence faisait écho à celle de la communauté aéronautique. Se percher avait toujours ça de grisant : pouvoir tout observer en se sachant à l'abri. Elle avait pu voir les erreurs de timing dans les jetés de cordes, les faux mouvements dans les déplacements des chargements ; ici, le moindre faux-pas pouvait en envoyer un à bas de phare. Aquilon disait avoir déjà connu ça, mais même son fils prétendait n'avoir pas vécu assez longtemps pour être témoin d'un tel drame. Aussi personne ne sautait le bastingage avant que tout ne soit sécurisé.

Telles des abeilles ouvrières, les hommes et les femmes se mirent à charger les caisses ou les sacs. Une lente et courte procession s'organisa alors, entre chaîne humaine et file indienne, qu'intégrèrent les hommes du phare. Le niveau des voix commença à décroître tandis que les ordres criés laissaient la place aux discussions et aux rires. L'ambiance, comme le temps, était au beau fixe. Ici, sur le phare Franche, tout le monde connaissait tout le monde. Badisad discutait avec le superviseur sous l'arcade de pierre. Lazuli, penchée par-dessus le bastingage, riait aux éclats avec son frère à qui elle présentait sa fille qui avait grandi depuis leur dernière venue ; tous deux avaient quitté le berceau du phare de Tinet : tandis que Lazuli finissait sur le Maelström, lui avait juste changé pour le phare Franche de Dilma.

Breva détourna le regard une fois de plus. Les enfants couraient de bâbord à tribord pour observer les couleurs jouer sur la ville en contrebas. Sur le ponton de pierre, le personnel qui les aidait à décharger était vêtu bizarrement. Depuis ses cordes, elle pouvait dévisager et détailler chaque personne en toute impunité. Quand les membres de sa famille volante portaient des manteaux épais et plusieurs couches de pantalons, ceux d'en bas ne portaient qu'une épaisse chemise en laine sur laquelle certains revêtaient une veste sans manche ou des bretelles colorées. Les femmes restaient en retrait, dans leurs habits taillés serrés et agrémentés de trop de boutons. Elles portaient toutes un chapeau, plus ou moins fourni, et certaines de leurs coiffures battaient des records de complexité. Elles n'étaient que trois aujourd'hui, mais tous les hommes leur obéissaient et si jamais elles haussaient la voix, tous ceux du phare leur répondaient à l'unisson.

Le navire serait vite déchargé. Demain, ils repartiraient. À cette idée, le visage de Breva s'assombrit. Elle se tourna alors vers la vision onirique d'une ville flamboyante.

De Nacre et d'OcreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant