5 : Pulsion

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La salle de bains est aussi étroite qu'un cagibi. Il n'y a de la place que pour une douche, un lavabo et un porte-serviette, qui fait également office de porte-vêtements-sales, de porte-vêtements-propres, et de porte-paquet-de-chips quand mon coloc a faim en même temps que besoin de se doucher (j'ai arrêté de chercher à comprendre pourquoi). La pièce est si petite que l'on est obligé de se déshabiller en face du miroir, ce qui, vous en conviendrez, est assez perturbant. Au-dessus du miroir se trouve un néon accroché au mur de faïence jaunie, que nous n'allumons jamais, car sa lumière est bien trop éblouissante. Nous préférons la vieille LED au plafond, qui éclaire juste assez pour que l'on puisse voir où se trouve le pommeau de douche.

Pendant que l'eau coule, une envie soudaine de me faire plaisir me prend. Elle n'a rien à voir avec la soirée que j'ai passée (enfin, je crois), ce n'est qu'une étincelle de passage qui s'allume, et qui demande à être entretenue... A moins que ce ne soit une pulsion de mon corps qui cherche à décharger ma tension... Mais ça fait quelques jours que je ne l'ai pas fait, et il est l'heure habituelle à laquelle mes flammes s'allument... Oh, et puis zut, j'en ai marre de réfléchir.

La pluie chaude bat contre ma peau, au creux de la pénombre de la douche, et cette douceur qu'on veut étirer, cet empressement qu'on veut ralentir, cette chaleur qu'on veut refroidir, accompagne mes caresses. Mon souffle se coupe, reprend pour s'adapter au rythme des images qui me passent par la tête... Quand soudain l'image d'Evan s'imprime. Non, il ne faut pas. Il ne faut pas... Mais l'image reste. Elle reste, elle s'accroche, elle veut continuer, encore un peu, juste un peu, quelques secondes seulement et puis c'est tout, une seule seconde de plus...

La seconde de plus se répand sur le sol de la douche. Je m'arrête. Qu'est-ce que je viens de faire...

Me voilà seul, nu dans le noir, tout poisseux à cause de la sueur mélangée aux gouttes d'eau froide, tremblant comme une feuille. Je nettoie, arrête l'eau, sors, m'essuie. Mais la serviette n'efface pas ce que j'ai fait. Je suis souillé, j'ai contaminé la douche avec ma souillure, la plomberie, les murs, tout l'appart, j'ai souillé Evan. J'ai honte, mais qu'est-ce que j'ai honte...

J'appuie mes bras sur les bords du lavabo, regarde mon reflet dans le miroir. Il est brouillé par la buée.

Pourquoi j'ai fait ça ? Je n'aurais jamais dû. Et juste après avoir bandé devant lui ! Qu'est-ce qui a bien pu s'éteindre dans ma raison ? Evan va utiliser cette salle de bains ! Il ne saura jamais quelle immonde chose j'y ai fait. Mais moi je le saurai, j'y repenserai à chaque fois qu'il l'utilisera. Pourtant, je n'ai laissé aucune trace, j'ai vérifié plusieurs fois. Alors pourquoi je m'en fais ? Tant que je n'en parle pas, ça n'existe pas, non ?

Mes pensées sont constamment polluées par lui. Je passe mon temps à m'interdire de penser à lui, et donc à penser à lui. Ça me rappelle les premiers frémissements de la puberté, que je niais en bloc, avant de reconnaître progressivement. D'abord, j'acceptais le fait que certains garçons étaient plutôt agréables à voir. Puis, j'acceptais le fait qu'ils étaient parfois excitants. Puis j'acceptais qu'ils m'attiraient plus que les filles, avant de comprendre que les filles ne m'attiraient pas du tout. Est-ce que je dois accepter mon amour pour Evan ? Je ne sais pas si je suis prêt. Je ne sais pas si j'ai envie d'être prêt.

Certains homophobes justifient parfois leur haine en disant que l'homosexualité est un trouble mental, en brandissant des études qui démontreraient l'augmentation de problèmes psychiques chez les gays. Ils n'imaginent pas les implications de ce que c'est que d'être gay. Comment voulez-vous conserver un bon équilibre mental quand vous n'arrivez pas à être comme tout le monde ? Quand, malgré tous vos efforts, vous n'arrivez à rien contrôler de vos sentiments, des réactions de votre corps ? Même pas la moindre érection ? Quand eux vous disent que vous n'êtes pas normal ?

Je soupire, attrape mon pyjama sur le porte-fourre-tout. Je ne peux plus continuer à faire semblant.

Tap.

Un bruit sourd. Je ne sais pas d'où il vient.

Tap tap.

Ça a recommencé. Ça a l'air de provenir de la douche.

Tap tap tap.

Le son s'amplifie. On dirait que quelque chose est coincé dans la plomberie, et tente de remonter.

Tap tap tap tap tap tap...

Ça continue, sans s'arrêter. Ça crisse contre les parois du tuyau, tapote contre la céramique du sol de la douche. Des vagues courent sur la fine flaque d'eau qui reste dans la cabine de douche. Le bruit grimpe le long du pommeau, s'accroche au mur... Mais qu'est-ce que c'est ? Je n'y vois rien avec cette pénombre. Parce qu'il n'y a rien à voir. Ça vient de derrière le mur.

Le bruit sort de la douche, bat comme un cœur en se déplaçant, tout autour de moi. Il se rapproche du lavabo, atteint le miroir... qui se fissure.

Je recule d'un pas. Je n'ai rien fait, qu'est-ce qui a bien pu...

Mon œil revient dans la cabine de douche. L'image que je voiss'imprègne dans ma rétine. Une longue griffe noire est en train de sortir du siphon, recouverte d'un immonde liquide visqueux, et d'un tas de cheveux et de poils. Elle s'agite dans l'air comme un ver qui frétille.

La chose qui frappe aux mursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant