13 : Ego

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J'ouvre la porte du couloir.

Il fait noir.

Je passe devant la salle de bains. Le mince filet de lumière a disparu. Barbe Violette, toujours bloqué par la chaise, a dû trouver un moyen d'éteindre.

La chaise du bureau d'Evan. Immobile.

Je presse le pas devant sa chambre. Je ne veux plus voir ce qu'il y a à l'intérieur.

Ma porte. J'ouvre. J'allume.

Elle est là. Zoé. Installée sur mon lit. Ses pattes géantes, filiformes, sont repliées en "M".

Je m'approche timidement. L'araignée ne bouge pas d'un poil. De ses multiples yeux noirs, elle me scrute.

— Zoé... ? C'est bien toi... ?

Elle ne répond pas. Evidemment, c'est une araignée. Mais, d'une certaine manière, je sais qu'elle m'a compris.

C'est bien elle.

— Je... Je suis tellement désolé... De t'avoir oubliée...

D'énormes perles humides grossissent au bas de mes yeux et brouillent ma vision.

Evan est mort et c'est ma faute.

Je plaque mes mains sur ma face, mais ça n'empêche pas l'eau de couler en cascade salée, sur mes joues, dans mes narines, dans ma gorge. Je reste ainsi, au milieu de la chambre, insignifiant.

L'araignée bouge enfin, me faisant sursauter. Je la regarde, fasciné comme un enfant en pleurs soudainement distrait par les grimaces de son père. Ses huit pattes s'ouvrent, comme autant de bras d'une vieille amie.

Je fais un pas vers elle, encore hésitant. Et si elle me voulait du mal... ? Non, j'en suis sûr.

Je me blottis dans ses bras, au creux de son abdomen. Ses poils sont aussi doux qu'une peluche. 

Je suis perdu. Je suppose que je dois attendre la fin de la nuit. Mais qu'arrivera-t-il après ? Quand on me découvrira seul, chez moi, dans cet appartement sans dessus dessous, sans aucune trace d'Evan ? Personne ne me croira. Est-ce que je vais aller en prison ? A l'asile ? Je l'ignore. Tout ça paraît tellement loin de moi, maintenant. Plus rien n'a d'importance.

Je n'ai même pas eu le temps de lui dire au revoir.

Je n'ai même pas eu le temps de lui dire...

"Je t'aime."

J'aurais pu lui dire. Maintes et maintes fois. J'aurais pu lui répéter, encore et encore, peut-être même jusqu'à la fin de nos jours.

Tellement d'occasions manquées. Tout ça à cause de quoi ? De moi-même. Personne ne m'a jamais empêché de lui dire.

La vérité, c'est que je n'assumais pas le fait que je l'aimais, le fait que j'aimais un garçon. J'avais peur de qui j'étais. C'est moi, le seul homophobe ici, en fait.

Admettre ça, c'était se jeter du haut de la falaise de l'inconnu. Qu'en pensera-t-il ? Qu'en penseront mes autres amis ? Qu'en penseront mes parents ? De ma vie, je n'ai jamais entendu ma mère prononcer le mot "homo", ou quoi que ce soit s'y rapportant. A croire que ça n'existe pas, pour elle.

Et mon père ? Quelle blague. Mon père est le stéréotype du quinquagénaire au torse velu qui épanche sa virilité sur tout le monde, dans tout ce qu'il fait, partout où il passe. C'en est presque maladif, comme s'il voulait se prouver quelque chose. En société, les blagues et les clichés homophobes fusent de toutes parts, et sans qu'il s'en rende compte, chacune des piques qui sortent de sa bouche rigolarde se plante dans mon cœur. Il a déjà dit, plusieurs fois : "Moi je n'ai rien contre ces gens-là. Mais si jamais mes enfants étaient comme ça... Je les ficherais pas dehors, quand même, mais bon, j'aurais juste beaucoup de mal avec ça." Comment je suis censé réagir à ça ?

En matière de masculinité, je fais pâle figure à côté de lui. Grand, musculeux, bricoleur, une chemise délavée qui sort de sa ceinture, une montre sans chiffres à son poignet et des yeux qui savent toujours ce qu'ils veulent. Il n'a même pas besoin de barbe pour s'affirmer, il se rase tous les jours ! J'en arrive parfois à me demander si je suis adopté.

Je m'imagine souvent en train de lui avouer que je suis gay. Il dirait certainement une chose du genre : "Quoi ? Non seulement t'es une fillette, mais en plus t'es pédé ?" Et je crois qu'inconsciemment, c'était ça que je voulais combattre, en réprouvant mes sentiments. Parce qu'une fois que tout le monde saurait que je suis à la fois efféminé et gay, rien n'empêcherait les gens de dire que les efféminés sont gays. Ça voudrait dire que tous les clichés sont vrais, qu'il n'y a plus rien à faire, qu'on peut juger les gens à leur tête, leurs gestes, leur façon de parler.

Et puis, pourquoi faire un coming-out, après tout ? Ça ne sert qu'à attirer l'attention sur soi, alors que tout ce que je veux, c'est qu'on me prenne pour quelqu'un de normal.

Mais toutes ces réflexions sont vaines. Et avec Evan, j'attendais toujours le bon moment, l'indice flagrant que c'était réciproque. Tout ce temps passé à réfléchir, à conjecturer, à faire des tentatives hasardeuses de rapprochement, je l'ai gâché. Tout ce temps, j'aurais pu en profiter avec lui, sans me polluer l'esprit.

Depuis combien de temps je suis là, recroquevillé au creux de Zoé ? Je n'en sais rien. Elle n'a rien fait depuis toute à l'heure, excepté... être là pour moi. Quand moi je n'étais pas là pour elle. Et pourtant, elle ne semble pas s'être mise en colère, à la différence de Barbe Violette. Peut-être parce qu'elle a trouvé ça normal que je grandisse, même si je l'ai oubliée. Après tout, les enfants grandissent presque tous sans leurs amis imaginaires. C'est ainsi.

Quelque chose me chiffonne. Pourquoi le Croque-Mitaine ne m'a pas suivi, après avoir emporté Evan ? C'était moi, qu'il voulait. La première fois qu'il est apparu, il m'a suivi dans ma chambre, alors qu'il aurait très bien pu entrer dans celle d'Evan. Et alors ? Peut-être qu'il veut me faire souffrir d'abord. Ou peut-être qu'il a un otage. Vivant.

Je ne sais pas si je dois espérer. Ma déception pourrait être encore plus grande si la réalité ne correspond pas à mes attentes.

Je me dégage des bras de Zoé, m'assois en tailleur face à elle.

— Zoé. Il faut que je sache. Est-ce qu'il y a la moindre chance pour qu'Evan soit en vie ?

Ses globes oculaires, noirs et luisants, continuent de me fixer. N'importe qui penserait qu'elle ne fait que regarder le vide. Et bien que je ne devine aucune expression en faveur d'un oui ou d'un non, je suis certain qu'elle acquiesce.

Il y a des moments dans lesquels on se doit de faire le grand saut dans l'inconnu.

Je me mets sur pied, attrape la masse, puis ma lampe de bureau. Avant de sortir de ma chambre, je me tourne une dernière fois vers Zoé. Un objet est apparu sur le lit, juste devant elle. Mon trousseau de clés ! Je ne savais même pas où il était, et elle l'a retrouvé et l'a gardé pour moi ! C'est ma chance de sortir d'ici. Mais d'abord, je vais chercher Evan.

Je prends les clés. Merci pour tout, Zoé.

La chose qui frappe aux mursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant