15 : Hystérie

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Sans hésiter une seule seconde, je brandis la masse à deux mains.

— EVAN ! RECULE !

Je veux abattre l'arme sur le mur, mais celle-ci va dans l'autre sens. Escrwa essaie de me la voler ! Je vois rouge. Je m'extirpe des quatre bras qui s'emmêlent autour de moi, reprends contrôle. Il me suffit d'une seule frappe bien placée pour exploser la tête unique de l'ami imaginaire, séparant une fois pour toutes ses deux corps siamois dans un déluge de gélatine multicolore.

Pendant ce temps, Evan s'est déplacé, longeant la cloison qui nous sépare en la griffant avec ses ongles. Il s'arrête tout près du trou formé par la masse lorsqu'elle s'est enfoncée dans le mur, certainement attiré par la lumière de la lampe, que j'ai laissée là. Si je détruis le mur à cet endroit, les créatures ne pourront pas m'attaquer, car nous serons protégés par la lampe.

Je rejoins Evan en contournant le canapé déchiré. Je frappe, frappe, frappe encore : d'abord ce sont des éclats de peinture qui se détachent du mur, ensuite des morceaux entiers qui se fissurent, puis se désintègrent aussi facilement qu'une fenêtre brisée. Quelque chose me frappe en pleine tête. Cyki, ce sale petit diable sautillant, m'envoie des casseroles à distance de la lampe. Je le menace avec ma masse : il me laisse tranquille de lui-même. Pour l'instant.

Je reprends le travail. Le trou noir s'agrandit, de celui-ci s'échappe une main désespérée. La voix se fait beaucoup plus nette, elle résonne de l'autre côté. Evan est un mineur piégé par un éboulement.

— Alex ! Vas-y, continue !

— J'y suis presque, Evan !

Encore quelques frappes, et tout un pan de mur s'écroule. Le trou béant fait maintenant ma taille. Le visage, les bras, le corps tout entier d'Evan réapparaît. Une pellicule de poussière le recouvre de la tête aux pieds, donnant à sa peau, à ses cheveux, l'apparence d'un cadavre revenu d'entre les morts. Mais un torrent de larmes nettoie déjà la poussière de ses joues, creusant des rivières roses. Il me saute dans les bras.

— Alex, merci, merci infiniment...

Je n'arrive pas à répondre autre chose que des demi-sanglots, entrecoupés de fragments de phrases sans queue ni tête. J'ai cru que jamais plus je ne pourrais serrer son grand corps contre moi.

— Co... Comment as-tu pu... je parviens à articuler.

— Tu te rappelles de l'armoire ? Son fond s'ouvrait sur du noir, comme une porte.

— Oui.

— Quand j'ai été aspiré de l'autre côté, je me suis débattu. J'ai réussi à lui échapper pendant quelques instants, et à l'enfermer dans l'armoire. J'étais de l'autre côté, et j'avais refermé le fond du meuble sur lui !

— T'es trop fort ! Est-ce que... tu l'as vu ?

— Non. Il faisait noir, tout noir, dit-il, en réprimant un sanglot. Pendant des heures, j'ai tenu l'armoire, pour l'empêcher de ressortir. Il n'arrivait pas à entrer complètement dedans, une partie de lui était encore à l'extérieur. J'essayais de m'en éloigner le plus possible, mais parfois, je le sentais caresser ma cuisse...

Brusquement, Evan se crispe. Il jette un coup d'œil à l'entrée d'une caverne derrière lui. Un frisson le parcourt des pieds à la tête, raidissant son corps et écarquillant ses yeux. Je n'ai même pas le temps de lui poser de question :

— La porte du cellier ! Vite !

Il s'élance au milieu de la pièce, slalome entre Méduse et Gérald, sans leur prêter la moindre attention. Il cogne son épaule contre la porte, la referme violemment.

 — Qu'est-ce que tu fais ?! Reviens, vite ! Tu n'es plus protégé par la lumière.

Mais les trois amis imaginaires ne tentent pas de l'attraper. Au contraire, ils se figent. Puis, d'un seul coup, ils s'enfuient dans le couloir à grandes enjambées.

— Evan, mais qu'est-ce qui se passe...

Evan, essoufflé, les yeux ressemblant à ceux d'un hibou, parvient tout de même à articuler, très vite :

— Quand j'ai entendu la porte du cellier s'ouvrir, j'ai su que c'était ma seule chance. Je me suis enfui, j'ai couru vers le bruit le plus vite possible, en longeant le mur... Avant de comprendre que le bruit venait de toi. Mais en faisant ça, j'ai arrêté de tenir l'armoire.

— Oh mon Dieu. Alors ça veut dire...

Il me fait signe de me taire, afin que l'on puisse entendre le monstre s'il est dans la pièce.

Mais il est dans la pièce. C'est déjà certain. Il s'est écoulé bien assez de temps entre le moment où Evan a lâché l'armoire et le moment où il a refermé le cellier. Pire encore. Le visage de mon ami est frappé par une affreuse conclusion.

— Tu as fait un trou dans le mur, chuchote-t-il. Un trou assez grand pour lui...

Je jette un œil sur l'horloge de la cuisine, miraculeusement sauvée du carnage. Plus que quelques minutes avant le lever du soleil.

Tap.

Il est là. Il arrive. Le battement incessant réapparaît, surgi de nulle part, rase le plafond, qui craque sous le poids de la bête. Celle-ci redescend vers le mur que j'ai abattu : et déjà un bruit de pas résonne dans le néant d'où est sorti Evan. Je m'en éloigne dans un soubresaut viscéral, sauvage. Evan et moi courons jusqu'à la porte d'entrée.

Les pas se rapprochent, ils se multiplient, comme les répugnants bruits d'un mille-pattes grouillant entortillé sur lui-même. Mais le trou est toujours aussi vide, toujours aussi opaque.

 La clé a disparu ! Quel débile de l'avoir laissée sur la porte, les amis imaginaires en ont profité pour la voler.

Le brouhaha s'arrête à l'entrée de la caverne. La lampe, branchée tout près, l'empêche de passer. Il se transforme en un tapotement insupportable, similaire à ceux des doigts des gens pressés sur une table.

Evan hurle d'impatience :

— Alex, utilise ta masse !

Ah, mais oui, c'est vrai, qu'est-ce que je suis bête, vite.

Pendant que je commence à asséner des coups répétés à la porte d'entrée, le bruit s'étire, s'aplatit sur le bord de l'abîme, entre dans notre monde. Mais je ne vois pourtant rien. La main du Croque-mitaine qui s'extrait lentement du gouffre, ou sa patte, ou quoi que ce soit, est invisible. Décidément, nous ne serons jamais autorisés à le voir tel qu'il est. Ce n'est qu'un bruit qui rampe.

Le couloir du palier parvient à nos yeux. Il est là, tout proche, plus que quelques coups...

Les doigts invisibles, impatients, s'approchent de la prise. La fiche saute : la lumière vacille. Le Croque-mitaine peut enfin entrer dans notre monde et s'y déplacer à sa guise. Quittant le sien en deux dimensions, le vacarme qu'il traîne marche maintenant dans les trois dimensions, et s'aventure sur le carrelage. Le monstre est enfin sorti enfin du placard. Il fonce vers nous.

— Alex, attention !

Trop gourmand, j'ai voulu porter encore un coup à la porte avant d'esquiver le Croque-mitaine. Mais il est déjà trop tard : sans aucun problème, la masse m'échappe de mes mains tandis que je me retrouve balayé à l'autre bout de la cuisine. Evan subit le même sort.

Tombé sur le flanc, je lève les yeux vers l'entrée : la masse lévite dans les airs. Pendant quelques fractions de secondes, elle flotte, comme si la chose qui la tenait réfléchissait à son prochain coup. Son prochain coup, elle le frappe. Pas sur nous, mais sur l'interrupteur.

Une nouvelle fois, nous voici plongés dans le néant. Mais cette fois-ci, c'est différent. On dirait que le monde d'où vient le Croque-mitaine a réussi à s'engouffrer, à se mélanger au nôtre. Il a rendu tout l'appartement aussi invisible que lui. Et sa voix inhumaine semble tout à coup se diluer, s'imprégner dans ce noir qui m'entoure. Elle est partout et nulle part à la fois.

La chose qui frappe aux mursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant