14 : Névrose

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Je branche ma lampe de bureau à une prise de la chambre d'Evan, le plus près possible de son entrée. Le fil électrique est juste assez long pour que je puisse me déplacer dans le couloir, et me poster dans l'encadrement de la porte, après avoir poussé la chaise. J'ai la lampe dans une main, la masse dans l'autre, et me voilà devant Barbe Violette, assis sur le carrelage. Il met ses mains devant son visage velu en suppliant :

— Ah ! Eteins cette lumière, je t'en prie !

 Ses mèches pourpres ont grisé.

— Tu ne peux pas me faire ça, Alex !

Je fais un pas en avant. Ses joues se mettent à fumer.

— Où est Evan ?

Comme une larve, il recule sur les fesses en se tortillant, se colle au mur.

— Sois un peu plus clément envers ton ami !

— "Mon ami" ? Un ami n'aurait pas fait du mal à Evan comme tu l'as fait.

— En quoi suis-je différent de ce que toi tu as fait, ce soir, sous la douche ? renvoie-t-il avec un large sourire.

Comment sait-il ?! Comment ose-t-il... Piqué au vif, je tente de répondre, mais seul un amas de bégaiements sort de ma bouche. Son visage se modèle pour prendre à nouveau la forme du mien, la barbe grisonnante en plus.

— Arrête ça. Tout de suite. Sale pervers.

— Qui est le plus pervers de nous deux, ici ?

Des tourbillons de fumée s'échappent de sa bouche hilare. J'élude.

— Pourquoi m'avoir donné le point faible du Croque-mitaine ? Et pourquoi ne pas l'avoir expliqué d'emblée ?

— Tu as compris que c'est le mien aussi. Tu te doutes donc bien que te le révéler directement aurait pu me faire du tort. Je t'ai donné tous les moyens pour que tu puisses le découvrir par toi-même, parce que tu avais besoin de ressasser tes souvenirs.

— En quoi mes souvenirs sont si importants pour toi ?!

— Parce que sans eux, je meurs, Alex !

Il me jette un regard exorbité. Je reste sans voix.

— Tu es tout ce que je possède, reprend-t-il. C'est toi qui m'a créé. Sans toi, je ne suis plus rien, je n'existe plus. Qui d'autre pourrait jouer avec moi ? Qui d'autre me comprendrait autant que toi ? Personne. Parce que je suis fait pour correspondre à tes jeux préférés, à tes envies du moment, à tes fantasmes.

— Je me fiche de ce que tu racontes. Dis-moi ce que la créature a fait d'Evan !

Je rapproche la lampe, tendant le fil à son maximum. Drôle de situation, menacer quelqu'un avec une lumière, alors qu'on a une masse dans l'autre main. Le manteau du pirate se décompose en paillettes de cendres, les étoiles qui l'ornent s'éteignent une à une.

— Argh ! Elle n'a fait que l'emmener dans notre monde. Comme tous les autres enfants qu'elle a kidnappés avant lui.

— Menteur.

— Je te repose cette question, Alex. Qui est le plus menteur des deux, ici ? rétorque-il, alors qu'il passe le bras dans la cabine de douche, et caresse de ses doigts le siphon encore mouillé. Tu me reproches de l'avoir agressé, mais qui ici a fantasmé sur son ami au point de...

— Ferme ta gueule !

Je lève la lampe au-dessus de ma tête, prêt à frapper. Juste à ce moment, les murs se mettent à trembler, la charpente de l'appart crisse et crie. De la poussière tombe du plafond tandis que tout autour de moi, mille tribus guerrières martèlent leurs boucliers en même temps. On dirait que Barbe Violette a invoqué tous les fantômes de son équipage, tous les incubes cauchemardesques, tous les démons de l'enfer.

Au fond de l'évier, au bout du robinet, depuis le pommeau de douche et derrière le placard, des substances gélatineuses, multicolores, grossissent et salissent tout sur leur passage. Elles coulent, prennent des formes familières, se solidifient pour donner Cyki le lutin à la mâchoire énorme, Escwra la tête à deux corps, Méduse l'animal volant, et Gérald le diplodocus, qui encombre toute la pièce à cause de son corps gras. Nous sommes trop nombreux dans la pièce, je suis écrasé, poussé vers l'extérieur. La salle de bains éclate.

Je percute la porte et m'étale par terre sur le dos, écrasé par Gérald. Ils ne ressemblent en rien à mes souvenirs d'enfant, ce ne sont plus que des bêtes furieuses, aux cris gutturaux, et qui ne connaissent même plus la peur de la lumière. Ils me font lâcher la lampe : celle-ci tombe à côté de moi, toujours allumée, et Cyki tire sur la prise ! Je suis de nouveau plongé dans le noir, piétiné par une foule d'animaux fous.

On fait avec ce qu'on a. A l'aide de ma masse, sur laquelle j'ai toujours prise, je frappe quelque chose, sûrement Gérald, qui laisse échapper un cri de douleur... et moi-même. Je me relève, ramasse la lampe, avance, les mains guidées par le mur, jusqu'à passer dans la cuisine. Je tente de refermer derrière moi, mais n'arrive pas à contenir l'avalanche de monstres qui enfonce la porte. Leurs rugissements s'éparpillent dans la pièce comme une ménagerie soudainement libérée dans la nature. J'atteins l'interrupteur, allume. La luminosité n'est pas suffisante pour les gêner.

Barbe Violette est le dernier à entrer dans la cuisine. Il semble avoir pris vingt ans, mais sa prestance de corsaire, et ses yeux scintillants sont toujours présents.

La porte d'entrée. J'ai la clé, il faut que je me tire d'ici. Mais Barbe Violette me fait face, et avance vers moi, me poussant dans un coin de la pièce. Après avoir jeté un coup d'œil aux monstres endiablés, il dit d'une voix sereine :

— En te souvenant d'eux, tu les as ramenés. Ils m'avaient manqué. Tu vas venir avec nous, maintenant, et tu vas jouer avec nous tout le reste de ta vie.

Il charge. J'essaye de lui donner un coup de marteau : il empoigne mon bras pour dévier son trajet, et celui-ci s'encastre dans le mur. Je n'ai pas le temps de le retirer : le pirate écrase son corps contre le mien, contre le mur.

Je laisse tomber la lampe. Mais le fil reste entre mes doigts.

Son bassin frotte le mien, ses joues grisâtres se collent aux miennes, sa barbe se mélange à mes cheveux.

Il y a une prise tout près de moi. Je n'ai qu'à me baisser...

Sa sueur goutte sur ma peau, son haleine s'engouffre dans mes narines. Je n'arrive plus à respirer.

Je courbe le dos, étire le bras vers le sol, tend le bout du câble jusqu'à la prise. Je m'acharne sur elle, mais la prise ne veut pas rentrer... Allez, je ne veux pas finir comme ça, je ne veux pas...

Le pirate sursaute, s'éloigne d'un seul coup, au moment où la lampe s'illumine. J'en profite pour lui asséner un coup violent. L'ampoule incandescente, pareille à un soleil, heurte la tête de Barbe Violette. Son visage explose, des paillettes de lumière brûlantes en jaillissent et ricochent par terre. Dans un nuage de fumée et de plasma, mon ami imaginaire se désintègre.

Adieu, Barbe Violette. Nous avons vécu de belles aventures.

Je détache la masse, ainsi que ma respiration, puis me tourne en direction des autres amis. Ils sont en train de faire un vrai carnage : déchiqueter le canapé, jeter des DVD sur la télé, détruire les placards, lancer les casseroles dans tous les sens.

Soudain, l'une des quatre mains d'Escrwa appuie sur la poignée de la porte du cellier. 

Dans un cliquetis métallique, la porte s'ouvre. Aussitôt le bruit s'engouffre dans la cuisine, sautille de mur en mur comme une pierre ricochant sur une mare. Laissant la lampe allumée à terre, je me précipite vers la porte d'entrée, tout comme la chose...

Je l'atteins juste avant, rentre la clé dans la serrure, et... m'arrête.

Le Croque-mitaine frappe le mur juste à côté de moi. Sans attaquer. Le bruit se dédouble, claque comme deux paumes de mains. Je rapproche mon oreille. Une voix pâle perce à travers le mur. Elle est si faible que je n'arrive à attraper que quelques bribes de mots :

— ... lex... Au... cours... moi... ah...

Evan.

Evan est derrière le mur.

La chose qui frappe aux mursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant