Chapitre 1

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Partie 1

La rue du vieux port accueillait, comme tous les soirs d'été, le très renommé marché de nuit. Dans les allées sales des docks, longeant les quais chargés de conteneurs, s'entassaient des étals colorés et bruyants où s'agitait la population locale. Ici se côtoyaient commerçants renommés et charlatans, vendeurs à la sauvette et potentiels clients, ainsi qu'un bon nombre de soldats du guet, et un plus grand nombre encore de mendiants, de tire-laine et autres miséreux.

Dragan posa distraitement sa main sur la bourse pendue à sa ceinture, sans perdre sa future victime des yeux. Il n'y avait que les plus naïfs pour croire que les voleurs ne se volaient pas entre eux, et Dragan n'était pas à l'abri d'un truand de bas étage. Devant lui, sa proie fendait la foule de grands gestes, zigzaguant entre un cracheur de feu et la tente d'une diseuse de bonne aventure, sans un coup d'œil pour les marchandises richement exposées sur les étalages contigus. Ici, on trouvait des fruits, de la viande, des épices du désert, des herbes à fumer, des onguents et cataplasmes, du cuir. Et, si on savait où se fournir, quelques miettes des technologies illégalement importées d'Oracle. De quoi attirer bourgeois et membres de la pègre locale dans un joyeux brouhaha.

Un sourire mauvais s'imprima sur les lèvres de Dragan. Le fuyard ne connaissait pas la ville aussi bien que lui. Tout dans son allure indiquait qu'il était issu de l'aristocratie luxelienne, ou du moins, de la petite noblesse ; bravant l'interdit pour aller dilapider la fortune familiale dans un mauvais tripot le soir venu. Il se croyait bien déguisé, avec son simple pourpoint de cuir et sa cape passée de mode, mais la tromperie était grossière. Trahi par les tissus de bonne qualité et son épée sertie plus élégante que fonctionnelle.

Sa proie dut sentir qu'on la filait de près et que le danger se rapprochait : elle accéléra le pas, fuyant à contre-courant dans cette marée humaine.

Le bruit, la chaleur moite de l'été, tout concourait à un certain état d'anxiété qui n'encourageait pas à prendre les bonnes décisions. Le bourgeois s'engagea dans une venelle perpendiculaire pour s'extraire de la nasse.

Mauvaise idée.

La langue de Dragan claqua contre son palais. Il savourait d'avance le goût de la victoire.

***

Maël s'engouffra dans la première rue venue, satisfait de quitter le marché, pas totalement rassuré pour autant.

Il savait qu'on le suivait depuis qu'il était sorti des Trois Brochets. Malgré de fréquents coups d'œil en arrière, il n'avait pas pu déterminer la localisation du danger ni une silhouette à lui attribuer. Il le sentait, simplement : le poids d'un regard sur lui. Comme prévu.

Ses sens étaient affûtés par le mauvais vin qu'il avait consommé à l'auberge et par l'adrénaline qui coulait dans ses veines, comme toujours après une nuit passée à jouer, comme toujours à l'aube d'une nouvelle aventure.

Tout à ses pensées, Maël ne vit pas la silhouette qui dégringolait d'un toit à sa droite. Persuadé que le danger viendrait de derrière, il ne prit conscience que trop tard de la brute face à lui, dague au clair.

Il se figea, la main sur son épée d'apparat. Il recula d'un pas et sentit le contact froid et dur de la pointe d'une lame au creux de ses reins. Un deuxième individu l'avait contourné et l'empêchait de fuir.

— Si j'étais toi...

Maël estima rapidement ses chances. Bon escrimeur, il aurait pu envisager un combat à deux contre un. Mais pas à deux contre un avec une lame menaçante déjà appuyée dans son dos...

— C'est bon, c'est bon ! pesta-t-il, frustré.

Il attrapa la bourse dissimulée dans les plis de sa cape grise, et la jeta, rageur, aux pieds des bandits. Accroc stupide dans une stratégie longuement réfléchie. Tout serait à recommencer.

— Il manque de politesse, le gamin, siffla l'un des deux hommes en ramassant la bourse.

— Ouais, j'trouve aussi ! approuva son complice. On va lui prendre son épée, du coup. Pour compenser.

Maël ne fit pas le moindre geste. Il sentit le tranchant de la lame appuyer davantage contre son pourpoint en cuir, le traversant pour venir effleurer la peau dans une sensation hautement déplaisante.

C'était trop bête ! Et pourtant, il n'avait pas le choix. Il désangla l'épée et la laissa tomber au sol.

— C'est bon, vous avez ce que vous voulez ?

— Ouais. Enfin, avant de partir, on va t'apprendre à être poli, quand même. Et à ne pas traîner par chez nous.

Maël ne s'y attendait pas : la lame s'enfonça dans son dos, lui vrillant le cerveau d'une douleur aiguë qui obscurcit totalement son champ de vision. Dans un cri rendu muet par les doigts sales et grossiers de son assaillant plaqués sur son visage, il chancela, plié en deux.

L'autre s'approcha en retroussant ses manches, des menaces plein la bouche.

Mais, déjà, Maël ne les entendait plus. Le monde lui paraissait lointain. Des pointillés noirs dansaient devant ses yeux. La réalité tangua sous ses pieds et il se sentit glisser le long d'un mur.

***

Dragan pesta depuis le coin d'ombre où il s'était retranché pour assister à la scène. Avant de voir les silhouettes sur les toits, il les avait senties.

Le ciel lui avait fait don d'un odorat extrêmement développé. Les relents de sueur et de sang séché que charriaient les agresseurs avaient attiré son attention. Sur ses gardes, il avait ralenti la cadence, une main sur le pommeau de sa dague. Il avait assisté à l'échange et fulminait de se voir ainsi subtiliser une proie dûment traquée.

Il n'était pas prêt à abandonner et à rentrer à la planque bredouille. Les gros coups se faisaient rares. De cambrioleur, il était déjà rétrogradé à simple voleur à la tire : il n'entendait pas en plus se voir rafler la mise. Le bourgeois avait gagné une belle somme aux cartes, ce soir. Dragan voulait l'or. L'attaque l'obligea à revoir son plan.

C'était sa proie, ils lui avaient volé. Crime d'honneur : n'importe quel voleur s'y serait accordé. Le sang pouvait couler. Lorsque l'un des deux hommes s'assit sur le torse de sa victime, avec un coutelas en main et l'évident projet de lui graver un souvenir indélébile sur le visage, Dragan décida qu'il s'agissait d'une bonne opportunité.

Il écarta son long manteau de feutre noir, attrapant l'un des stylets sanglés contre son flanc gauche. La première arme de jet se plantait avec un « ploc » répugnant dans la nuque d'un des truands qu'il lançait déjà la seconde.

La lame cueillit sa nouvelle cible à l'épaule ; voyant son comparse s'effondrer, la brute avait eu le temps de se retourner, évitant ainsi le tir mortel qui fusait dans sa direction.

Le voyou, désormais seul et blessé, tenta le tout pour le tout. Il s'élança vers Dragan avec l'intention de le transpercer de sa dague. Il empestait la mauvaise bière et l'urine. Dragan fronça le nez et dégaina un couteau. Ils luttèrent un instant, mélange confus de muscles, d'acier et de tissu. Discernant enfin une ouverture, Dragan visa le foie de son adversaire et lui sauta dessus sans attendre, son poids les envoyant tous deux percuter le sol. Dragan prit l'avantage, tira sur la tignasse sale pour chercher la gorge.

Il hésita une seconde. Le tuer, ou le laisser en vie.

La lueur hargneuse qu'il vit dans les yeux du malfrat lui fit comprendre que s'il choisissait de le laisser en vie, il se constituait un ennemi mortel qui n'aurait de cesse de se venger de l'affront.

Tant pis. Les précautions d'abord. La lame de Dragan effleura tendrement la gorge nue, et il s'éloigna en titubant. Le sang se répandait en une nappe rouge et visqueuse sur le sol.

Deux cadavres dans la ruelle et un gosse de riche à l'agonie.

Il avait connu plus agréable, comme soirée.

La Cité des Insoumis [PUBLIÉ AUX ÉDITIONS HARO]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant