Où le sucre nous délie la langue

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Le Marmelade était un petit casse-croûte de style diner américain dans le Vieux-Port. J'avais l'habitude d'y emmener Félicia lors des chaudes journées d'été où ma mère et Javier travaillaient. J'avais ainsi contribué à faire grandir sa passion dévorante pour le sucre.

— Je veux un milk-shake au caramel avec de la crème chantilly, du coulis de fraises et des pépites de chocolat! déclara ma sœur en sautillant sur le plancher aux carreaux noirs et blancs.

— Tant que tu ne le dis pas à maman, répondis-je en l'entraînant vers une banquette de faux cuir bleu sarcelle.

Loïc se glissa sur la banquette en face de nous et attrapa un menu. L'anneau argenté à son majeur chatoyait dans la lumière des néons et je me surpris à observer ses doigts, ses mains solides, les veines qui saillaient le long de ses avant-bras avant de disparaître sous les manches retroussées de sa chemise. 

Ma sœur me donna un coup sur l'épaule qui me tira de mes pensées.

— Qu'est-ce qu'il y a? grommelai-je.

— J'ai dit : qu'est-ce que tu prends?

— Hum...

Je parcourus le menu en diagonale, puis le refermai.

— Un verre d'eau.

— Quoi? s'insurgea ma sœur. Tu es folle!

Une autre chose qui était folle : la quantité d'argent restante dans mon compte de banque. Un grand total de douze dollars et quatorze cents. Les billets d'entrée pour le musée avaient contribué à cette dégringolade, et le milk-shake de Félicia allait avoir raison de mes derniers dollars. Heureusement, dans les prochains jours, j'avais quelques prestations qui renfloueraient mon portefeuille, notamment un contrat avec l'université qui valait son pesant d'or.

— Que me recommandes-tu? s'enquit alors Loïc.

Il leva les yeux du menu pour me regarder.

— Définitivement le milk-shake au caramel, répondis-je sans hésiter.

— Avec du coulis de fraises? Du chocolat?

Je secouai la tête pendant que Félicia acquiesçait vivement.

— Surtout pas. Ça gâcherait l'expérience sensorielle.

Loïc retourna à son menu et fronça les sourcils.

— Sacrebleu! As-tu idée de la quantité de crème qu'il y a dans l'un de ces trucs?

Je haussai les épaules.

— Sans doute suffisamment pour boucher tes artères.

— Je vois, fit Loïc en se frottant le menton d'une main. Le plan était donc de me laisser ingérer un milk-shake entier et me regarder mourir d'une crise cardiaque?

— Me voilà démasquée.

— Ingénieux, souffla Loïc en me décochant un regard insondable.

Une serveuse vint à notre table pour prendre notre commande. Félicia lui récita la sienne, les yeux pleins d'étoiles, puis ce fut au tour de Loïc.

— Deux milk-shakes au caramel, je vous prie, dit-il en me regardant droit dans les yeux.

Je le fusillai du regard.

— Je n'ai pas faim, dis-je entre mes dents.

— Qui a dit que le deuxième était pour toi? 

Loïc posa ensuite les bras sur la table et se tourna vers ma sœur pour lui poser une question. Félicia ne fut que trop heureuse d'avoir un auditoire pour raconter ses histoires délirantes. Lorsque nos breuvages arrivèrent, elle s'interrompit quelques secondes pour ingérer une quantité indécente de crème chantilly, puis reprit son babillage. Loïc poussa lentement son deuxième breuvage vers moi. Je l'observai avec méfiance.

Le violonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant