Où la perspective est différente du haut de l'escalier

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Vingt-sept. Le nombre d'onglets ouverts sur mon navigateur.

Je mordillai machinalement l'ongle de mon pouce et rafraîchis les cinq premiers onglets, qui étaient des sites de revente d'instruments. Toujours rien de nouveau depuis vingt minutes. Je me mis à ronger mon index, puis fouillai nerveusement les dix groupes Facebook de musiciens où j'avais partagé un avis de violon perdu. Toujours pas de réponse, à part quelques manifestations de sollicitude de la part d'inconnus.

J'arrachai une petite peau sur le bord de mon doigt et une goutte de sang y perla. Mes ongles étaient dans un état lamentable. Seules quelques plaques de vernis disparates avaient survécu au traitement que je leur infligeais depuis hier.

Après que Loïc fut parti du Grand Théâtre, j'avais appelé ma mère en pleurant comme une madeleine. Elle avait fini par comprendre quelque chose de mes explications décousues entrecoupées de sanglots, car elle m'avait accompagnée au poste de police pour faire ma déposition. Un acte qui m'avait donné l'impression de n'être qu'un numéro dans une grosse machine administrative bien huilée. Il n'y avait pas de place pour mes émotions dans ce monde de faits et d'objectivité.

Aujourd'hui, je me sentais dans un état second. Comme si j'avais des nuages plein la tête et qu'on avait coupé la connexion entre mon cœur et mon cerveau. Toute la matinée, armée d'une froide détermination, j'avais appelé tous les luthiers de la ville pour les aviser que j'avais perdu mon Vuillaume. Je leur avais laissé mes coordonnées pour qu'ils me rappellent si jamais quelqu'un venait à eux avec cet instrument. J'avais également publié une annonce dans différents groupes Facebook, contacté la faculté de musique de l'université et effeuillé les sites de revente d'instruments dix fois plutôt qu'une. Il n'y avait rien que je n'avais pas fait.

— Toc, toc.

Je levai la tête de mon ordinateur et vis ma mère entrer dans ma chambre, un bouquet de fleurs sous le bras. Une odeur de lavande emplit la pièce. Elle m'en avait déjà emmené un bouquet ce matin. Je retins un soupir d'agacement en la voyant remplir un nouveau vase de ces mêmes fleurs mauves.

— Quel est le message? grommelai-je en jetant un regard mauvais vers le vase sur ma commode.

— Hmm? fit ma mère en me jetant un regard innocent.

Elle fit mine d'arranger quelques tiges.

— La lavande à profusion dans ma chambre, précisai-je. Je reconnais ton petit manège, lui reprochai-je. Qu'essaies-tu de me dire à travers ces fleurs?

— Oh, rien du tout. C'est juste que la lavande a des propriétés apaisantes. J'essaie de diminuer ton stress.

Je baissai les yeux sur mon écran. Rafraîchis nerveusement l'onglet de ma boîte de courriels. Aucun nouveau message.

— Et si tu venais manger un peu? Tu n'as rien avalé depuis hier soir, souleva ma mère en délaissant son bouquet de lavande pour s'approcher de moi.

— Je n'ai pas faim, répondis-je distraitement en consultant mon téléphone pour voir si j'avais un appel manqué.

Ma mère soupira et s'assit sur le bord de mon lit, tout près de moi. Ses yeux bleus me dévisageaient avec sollicitude, et une once de pitié. Elle semblait chercher soigneusement ses mots, comme si elle avait peur que je vole en éclats au moindre faux pas. Comme si j'étais un vase Ming retenu par un simple fil au-dessus d'un plancher de céramique.

— Élia, tu as passé la journée scotchée à ton ordinateur, enfermée dans cette pièce. Tu vis avec nous et nous ne te voyons même pas. Ta vie ne s'est pas arrêtée quand le violon de Loïc a été volé, tu sais.

Le violonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant