Chapitre 1. L'envers

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Le jour de la grande réinversion


En franchissant la frontière entre les mondes, l'Autre était revenu à sa condition d'écho d'Eulalie Dilleux, reprenant également son apparence inconsistante. Il avait d'abord erré hagard, visiblement affaibli, comme l'était Elizabeth qui, dans l'Endroit, avait retrouvé son âge véritable. Puis, il s'était progressivement recroquevillé sur lui-même, jusqu'à disparaître pour devenir Aerargyrum à la mort d'Elizabeth quelques jours après le réalignement du monde.Après avoir lâché la main d'Ophélie, Thorn était tombé à la renverse et avait assisté impuissant à la destruction du miroir suspendu, seul passage qu'il connaissait pour retourner à l'endroit. Il était resté ainsi prostré un moment. Une heure ? quelques minutes ? Il n'aurait su le dire. Sa mécanique de calcul interne s'était arrêtée dans la stupeur de cette réalisation: il était coincé. Ophélie était saine et sauve. Il avait réussi à battre l'écho d'avance qui prophétisait l'inacceptable, c'était pour lui le plus important. Il n'avait pas réfléchi un instant à ce qu'il ferait ensuite, et cet avenir incertain s'imposait désormais à lui comme un gouffre s'ouvrant sous ses pieds. La reverrait-il seulement un jour ? Était-il condamné à rester ici pour l'éternité ? Il n'eut pas le loisir d'y penser davantage, car l'espace s'était mit à vibrer tandis que des poutres et des escaliers faisaient leur apparition. Il quitta le bâtiment à la hâte pour ne pas être broyé par l'architecture du mémorial de Babel dont l'autre moitié était en train de se reconstituer. Il parcourut des centaines de mètres en une enjambée puis s'assit sur un banc. Sans ciller, il regarda le monde se retourner, pensant sa dernière heure arrivée. Il vit des hommes et des femmes cesser d'exister, comme des bougies soufflées. Il pensait se volatiliser comme eux. Il n'en fut rien. Au lieu de cela, il vit des terres se prolonger sous ses pieds comme des traînées de poudre. Des arbres, des rivières, des forêts, des montagnes, des mers s'étendaient désormais jusqu'à perte de vue. Tout ce balai s'exécuta sans le moindre bruit, car l'envers était le monde du silence. Avec le mémorial de Babel, l'Observatoire était également apparu par touches successives, tel un tableau dessiné au pochoir. Les arches du monde qu'il connaissait se remettaient en place. Dans l'envers le monde était réunifié, comme dans l'endroit. Thorn avait assisté immobile à ce spectacle . La mécanique interne s'était remise en route. Les choses quantifiables étaient désormais en surnombre. Ses pensées avaient recommencé à fuser. Un éclair de la mémoire de Farouk lui revint. Dieu avait déchiré le monde en morceaux. Il venait donc d'assister au recollement des morceaux, à la réparation de la déchirure, sans nul doute provoquée par le retour de l'Autre. Toutefois la couleur rouge du ciel ne laissait aucun doute sur le fait qu'il était toujours dans l'envers. Seul. Ou l'était-il vraiment ? Il fit l'inventaire de toutes les personnes qui avaient traversé la corne d'abondance et devraient en toute logique se trouver ici: les généalogistes, le chevalier, Lazarus, Mediana, le premier Ambroise. Une belle brochette de personnes détestables, pensa-t-il. Mais la corne d'abondance était aussi pour Lazarus le moyen de fabriquer des automates. La transformation des généalogistes avait eu lieu sous ses yeux. Il se remémora tous les automates qu'il avait croisés: l'armada de la maison d'Ambroise, les nounous de l'observatoire, les domestiques du mémorial, le valet de métal que Lazarus avait amené au Pôle pour une démonstration. 73 était donc le nombre des habitants de l'envers, sans compter les autres infortunés transformés en esclaves dont Thorn n'avait pas la connaissance. Aucun n'était visible à l'horizon. Non pas qu'il fut en recherche de compagnie. Il n'aimait pas la compagnie, à une exception près. Une nouvelle vibration se fit sentir. Thorn tenta un mouvement brusque pour se relever et fut immédiatement freiné dans son élan par une douleur fulgurante à la jambe. Il se rassit aussitôt et s'examina du regard. Il était toujours inversé, le positionnement de ses cicatrices demeurait contraire à sa réalité, mais il avait retrouvé la sensation de son corps. Il percevait la terre solide sous ses pieds et l'air dans ses poumons. L'épais brouillard blanc cotonneux dans lequel il baignait s'était dissipé. Les lois de l'espace et du temps avaient repris leur cours. Cloué sur son banc, Thorn fut paradoxalement soulagé de pouvoir à nouveau ressentir cette douleur. Il n'était peut-être pas un spectre après tout. Avec cette sensation vint une réflexion: cette reconfiguration changeait la donne. Elle représentait un espoir nouveau. L'espoir de quitter ces lieux.

L'exode. Une suite du tome 4 de la passe miroirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant