Chapitre 4. Les miroirs

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L'envers

Après avoir réparé l'armature de sa jambe et ré-appris à marcher, Thorn avait attaqué sa deuxième mission: quitter l'envers. Il avait visité tous les lieux insolites de Babel contenant des miroirs, dont la vitrerie - miroiterie. 45 était le nombre de ses tentatives infructueuses à ce jour. Il avait lui aussi élu domicile à la maison d'Ambroise, pour la même raison qu'Ophélie: elle abritait quelques-un des souvenirs les plus heureux de sa vie.

Une nuit, alors qu'il était étendu dans le noir, les yeux ouverts sur le lit de la chambre qui avait brièvement été la leur, il aperçut soudain un éclair de lumière projetant des ombres dansantes sur les murs. Pensant avoir affaire à un intrus il alluma la lumière et examina la pièce des yeux. Il n'y avait personne mais la lueur était toujours là. Elle provenait du miroir sur pied posé près d'une armoire. Il s'en approcha et sursauta en constatant que l'image qu'il voyait n'était pas son reflet. C'était une image mouvante, difficilement interprétable. Il fixa la glace et se figea. Une silhouette s'était dessinée sous ses yeux. Cette silhouette était maintenant une ombre car la lueur dansante était désormais éteinte. Il ne l'avait vue que quelques secondes, et jamais de face mais il en était certain: c'était une femme, petite, avec des cheveux courts et bouclés. Ophélie. Retenant sa respiration il se demanda si son imagination lui jouait des tours ou s'il s'agissait d'un écho ou d'un piège de l'Autre. Il avait vu le double d'Eulalie Dilleux se désintégrer sous ses yeux, il écarta donc cette possibilité. Il examina l'image: elle montrait une chambre quasiment identique en tout points à la pièce dans laquelle il se trouvait. Il compara chaque détail, l'emplacement de chaque objet, compta le nombre de carreaux entre les meubles et calcula leurs angles d'inclinaison. Il y avait exactement quatre différences notables entre la chambre du miroir et la sienne: la silhouette, qui était désormais étendue sur le lit et, posés sur la table de chevet près d'elle, une écharpe, une paire de lunettes rectangulaires et sa montre à gousset. C'était bien Ophélie. Thorn plongea immédiatement dans le miroir, pour se retrouver dans la salle de bain. Il tenta l'expérience un grand nombre de fois. Un nombre qu'il choisit de ne pas compter. Sans succès. Il essaya de parler, de crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il tenta d'écrire un message sur un papier mais aucun mot ne se forma. De toute façon rien ne lui permettait de croire qu'elle pourrait voir un quelconque signe de sa part. Thorn ne croyait pas au destin et ne sut à quelle entité surnaturelle il pouvait bien reprocher la cruauté de cette situation. Une boule d'amertume dans la gorge, il passa la nuit les yeux rivés sur la glace, à attendre le lever du soleil. Il voulait savoir si ce miroir était le seul à pouvoir lui montrer le monde de l'endroit. Alors, quand elle se réveilla et sortit de la chambre, il alla se poster face au miroir de la salle de bain et n'y vit que son propre reflet. Au bout de 26 minutes et 32 secondes, l'image du miroir se brouilla subitement pour remplacer Thorn par Ophélie. Son cœur s'arrêta de battre un instant. Il n'avait pas été aussi près d'elle depuis plusieurs mois. Il pouvait distinguer les détails de son visage, les joues légèrement creusées, une cicatrice au front qui n'était pas là auparavant, des cernes. Elle avait l'air fatiguée et triste, ce qui lui brisa le cœur. Elle regarda furtivement dans sa direction plusieurs fois sans réagir. Comme il s'y attendait, elle ne pouvait pas le voir. Puis il se produisit une chose singulière: l'écharpe d'Ophélie saisit une brosse à dent, y mit du dentifrice et lui brossa les dents avant de passer un coup de peigne rapide dans ses cheveux. Intrigué, Thorn se demanda si c'était là une pratique courante chez les animistes. Après tout, il n'avait jamais partagé une salle de bain avec Ophélie. Il eut rapidement une réponse à ses interrogations quand elle ôta ses gants pour laver son visage avec ses mains sans doigts. D'abord terrifié par la vision de cette mutilation dont elle avait été victime, il sentit rapidement la colère monter en lui. Qui lui avait fait cela et pourquoi ? Il se promit d'en avoir le cœur net. Elle quitta la salle de bain. Il fit de même et arriva avant elle à l'entrée de la maison, où se situait un autre miroir. Il vit sa tante Roseline lui remettre un sac en papier avant qu'elle quitte la maison. Il sortit en pensant la suivre mais il ignorait où elle allait. Il se rendit d'abord au mémorial et put constater que les miroirs ne lui montraient que sa silhouette longiligne à jambe métallique et son visage pâle. Le mémorial devait pourtant grouiller comme une fourmilière à cette heure. Il se rendit ensuite à la radio où travaillait Octavio, puis à la maison du professeur Wolf. C'est là qu'enfin, dans une grande pièce remplie d'objets disparates, un miroir ancien posé sur le sol se brouilla pour lui offrir la vision d'Ophélie. Du bas de sa robe tout au moins. Il s'assit sur le sol, les yeux embués, pour la regarder. Elle travaillait apparemment. Il approuva, car il savait combien il était important pour elle de travailler. Sans y croire, il plongea dans ce miroir, et ressortit au dernier endroit qu'il avait visité. Alors il se remit avec une énergie décuplée à chercher le moyen de quitter l'envers. Il y passait toutes ses journées, et rentrait tous les soirs à la maison d'Ambroise se placer face au miroir de la chambre pour entrevoir sa femme, l'espace de quelques instants furtifs. Souvent elle pleurait avant de s'endormir, alors il détournait le regard et déployait toutes ses forces pour ne pas faire de même, ce à quoi il ne parvenait pas toujours. Parfois elle dormait dans son manteau de Sir Henry. Tous les matins elle partait avec sa montre à gousset, et tous les soirs elle la reposait sur sa table de nuit. Elle se couchait toujours du côté droit du lit. Alors il s'allongeait du côté gauche.

Un matin il se réveilla plus tard que d'habitude après une nuit troublée par le rêve qu'il faisait de façon récurrente: il était enfermé dans la cage de la corne d'abondance, couché sur le sol, Ophélie lui criait de se relever et il n'y arrivait pas. Il jeta un coup d'œil au miroir: elle était partie. Il se leva et s'apprêta à descendre les escaliers quand il fut saisi par l'impression d'avoir vu une ombre furtive en passant. Il revint sur ses pas pour examiner les lieux. Il n'y avait personne. Il posa ses yeux sur le miroir et se trouva face à une petite fille blonde. Il la reconnut aussitôt: Victoire. Paralysé, il la fixa du regard. Ophélie n'était pas à ses côtés - chose étrange car jusqu'à ce jour il n'avait pu voir l'Endroit que quand Ophélie était présente. Cependant la chose la plus étrange était, sans l'ombre d'un doute, son regard. Ce même regard qu'il avait vu quand il l'avait prise dans ses bras pour la sortir du trou dans lequel elle était prisonnière. Ces mêmes yeux qui, cette fois encore le fixaient intensément. Elle pouvait le voir. Il en était certain. Il essaya de s'avancer pour lui faire un signe, dont il ignorait lui même la teneur à cet instant mais Victoire s'enfuit en courant.Alors il passa deux semaines à côté du miroir jour et nuit dans l'espoir de la revoir mais elle ne reparut pas. Il prit donc une décision: puisqu'elle ne viendrait pas à lui, c'est lui qui irait à elle.

L'exode. Une suite du tome 4 de la passe miroirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant