Chapitre 3 : La pénibilité des sourires forcés

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Le jeu de couleurs de la vie citadine, de ses immeubles et de ses commerces, la musique dans le poste-radio, les gens qui marchent dans les rues ou qui roulent à bord de leurs différentes voitures, Debora en accepte la beauté et la monotonie aussi simplement que l'air qu'elle respire et l'eau qu'elle boit.

Le bourdonnement humain, mêlé à la houle de l'océan au loin, est assourdi par les fenêtres fermées du break. Les éléments extérieurs apportent une dose de calme à l'esprit de Debora, constamment pressé par des idées incessantes, invasives, en continue - en un mot : handicapantes.

Le coucher du soleil joue à cache-cache avec ses cuisses nues pendant que la clim de la voiture pousse fort pour évacuer l'air lourd d'ici, du Maryland. Cet État est une vraie cuvette ; il y brûle l'été, il y fait glacial l'hiver. Elle y a habité pendant quatorze ans.
Seize ans, une vie, et elle aime toujours autant l'atmosphère de cette grande ville qu'est Baltimore. Elle y est inscrite dans son cœur avec cette impression de vacances, d'éternité devant elle, sans même savoir ce qu'elle aime et ce qu'elle chérit.
En son for intérieur, Debora ne préfère pas creuser, elle sait évidemment ce qu'elle va y trouver, de la tristesse et des regrets, et elle les refuse. Elle n'en veut pas. Ça appartient au passé.

Silencieuse, elle écoute cette nouvelle chanson qui passe à la radio, les paupières fermées. Elle s'efforce de se vider l'esprit. Elle se concentre sur Ruth qui tapote le volant de sa voiture en rythme et chantonne d'une façon très juste et mélodieuse l'air de musique et... Voici l'odeur de l'embrun, de l'océan. Elle ouvre aussitôt les yeux et aperçoit la baie de Chesapeake et son île, au loin, avec sa maison victorienne et solitaire, en transparence. Quand Debora referme les yeux, elle peut réellement la voir, dans ses souvenirs, comme si elle existait une nouvelle fois.
La voilà, perdue au milieu de l'eau, à l'agonie. Elle se remémore avec empressement, comme un film en accéléré, les étapes de sa submersion jusqu'à sa disparition dans les flots. Et puis le souvenir se fait diffus, il se termine, laissant péniblement une pointe nostalgique au creux de son ventre noué.
Debora regarde de nouveau par la fenêtre. Elle caresse l'idée de rejoindre elle aussi l'Atlantique (le vent, le grain du sable, ses vagues) et les gens qui s'y baignent avec leurs enfants - eux, là, qui ne connaîtront jamais la maison White, son passé, sa lutte désespérée, puis oh ! l'océan disparaît d'un coup d'un seul.

La lumière du soleil s'est coupée brusquement et la sensation qu'elle en tire est désagréable. Debora cligne des yeux. Elle se rend compte que la voiture vient de s'enfoncer dans le tunnel qui quitte Baltimore. Elle reporte son attention ailleurs. Elle regarde le profil de son amie, dans le noir, éclairé par les feux rouges des autres voitures, les panneaux verts des sorties de secours et les petits LEDs bleus qui indiquent la distance de sécurité réglementaire entre chaque véhicule.

Debora détaille les traits de Ruth pour passer le temps. Elle observe son visage en forme de cœur, ses lèvres charnues, ses cheveux qu'elle colore tellement que Debora n'en connait même pas la réelle nature. Elle scrute ensuite avec attention la forme de ses lunettes aux verres roses et, derrière elles, ses iris marrons, ses ridules au coin des yeux.
Ruth est jolie aujourd'hui. Elle rayonne, constate Debora.

Du coin de l'œil, elle note que le soleil revient, dans l'ombre. Le tunnel va prendre fin. Et ça arrive aussi rapidement que la voiture y est entrée. L'éclat du rayon lumineux explose, nimbe la voiture et abîme de nouveau la rétine. L'astre est moins fort que lors de son arrivée, il y a deux heures. Le soleil se trouve désormais sous l'horizon, mais il est toujours si puissant, aveuglant, sous le ciel azur passant au rouge-orangé.

« Elle est belle ta blouse, souffle Debora.
- Oh merci, répond Ruth, ravie du compliment. Je l'ai acheté pour quarante-cinq dollars dans une petite boutique dans le centre-ville de Baltimore, je ne me souviens plus du nom. Mais on pourra y aller, à l'occasion. »

Debora voulait juste lui dire que cette blouse rouge cache-coeur lui allait bien. Maintenant, elle a envie de lui expliquer qu'elle se fiche du prix, d'où elle l'a acheté. Elle aimerait lever la tête et dire tout haut : "Je m'en tape", mais en fait elle sourit parce qu'il le faut et réplique :

« Si tu veux. »

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Ajout à la disclaimer daté du 22.04.20 :
EponymeAnonyme a eu la gentillesse de m'offrir une superbe couverture pour ce tome 1 !
Après plusieurs tergiversations, mon choix s'est finalement porté sur celle-là et, bon dieu, merci merci merci Epo 🥰

Se débarrasser des vivants, Tome 1 : Poétique d'une civilisation effondréeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant