9 décembre
Il y a trois types d'étudiants à Dauphine.
Les bons élèves : ils ont eu une scolarité tranquille, mention TB au bac, vont passer l'essentiel de leurs soirées des cinq prochaines années à potasser leurs devoirs comme ils le faisaient déjà au lycée, avec peut-être une soirée entre potes par-ci, un petit stage en banque à Singapour ou Taipei par-là. Ensuite ils travailleront comme consultants, à peu près toute leur vie, et à cinquante ans, ils auront comme leurs parents une maison dans une banlieue bourgeoise, une maison de vacances en Bretagne, en Normandie ou dans le Sud-Ouest, et une retraite aussi chiante qu'eux.
Les très riches : les bons élèves sont riches (leurs parents sont profs, avocats, médecins) ; les très riches, c'est un autre délire. Je parle ici de gosses qui, pour certains, n'ont jamais pris le métro de leur vie à Paris - ou une fois, juste pour voir. Ils viennent essentiellement de Paris et des beaux quartiers (alors que les bons élèves viennent non seulement des bons lycées parisiens, mais aussi de Lyon, Bordeaux ou Strasbourg). Les très riches se remarquent au premier coup d'oeil : ils viennent en chauffeur, débarquent avec des sweatshirts de marques que tu connais même pas, s'asseyent au dernier rang, ont un Macbook Pro couvert de stickers de labels électro et de clubs automobiles improbables. Sur Facebook, ils ont plus d'amis étrangers que français. Sur Instagram, ils n'ont que des photos de vacances. Rien à voir avec Gossip Girl ou Elite, ces très riches sont beaucoup moins cons que dans les séries. Ils ont deux ou trois passeports, des maisons des deux côtés de l'Atlantique, sont aussi fluides en anglais que moi dans mon dialecte de Sidi Bel Abbès - paie ta langue. Il y a quand même quelques idiots parmi eux, comme Matt, un gars en L3 dont personne ne comprend qu'il ait pu avoir le bac. On dit que son père a offert l'argent qui a permis de rénover la bibliothèque. Avec leurs thunes, ils ont tendance à attirer les autres étudiants comme du miel. C'est pour ça qu'ils traînent entre eux généralement : avoir une cour, c'est marrant deux minutes, mais c'est beaucoup mieux de claquer des milliers avec ceux qui, comme vous, peuvent suivre.
Enfin, il y a les pauvres. Personne n'en parle et personne ne les voit, car à Dauphine tout le monde fait semblant d'être riche. Les pauvres, c'est ceux qui ont des jobs étudiants, qui ne louent pas un petit studio dans Paris, qui doivent habiter chez leurs parents ou dans des taudis, qui n'enchaînent pas les dîners entre camarades à la sortie des cours dans un bistro où le menu est minimum à vingt-cinq balles. L'objectif des pauvres étant d'être riches, ils finissent par ressembler à tout le monde dès la fin de la L1.
Situer Tatiana dans une des catégories n'est pas la chose la plus simple. Lorsqu'on l'aperçoit devant la cour rectangulaire de l'université, comme ce lundi matin, dans une doudoune Moncler noire, une bonnet orange fluo vissé au-dessus des oreilles, un jean taille haute coupe flare, des bottines avec huit centimètres de talon et une pointe carrée, Air Pods dans les oreilles, un café à la main, une clope dans l'autre, on la mettrait volontiers dans la seconde catégorie. Tatiana me salue à cinquante mètres avec l'aisance des gens qui se sentent partout à leur place, elle crie mon nom comme si l'idée que cela pourrait paraître gênant ne lui avait jamais, jamais, JAMAIS traversé l'esprit. Elle ne fait les courses que dans des concepts stores, ne va jamais chez Starbucks mais que dans des coffee shops (c'est comme des Starbucks sauf que ce n'est pas une chaîne, c'est plus cher et la décoration ressemble à une laverie scandinave : des meubles en bois, du carrelage blanc, et une musique électronique aussi soporitive que le roulement des machines à laver), où elle commande des latte et des bowls végétariens, poste sur Instagram des photos du monde entier où elle n'est jamais habillée deux fois pareil, et n'a que des copines aux noms tantôt sortis du Moyen Âge, tantôt d'une série Netflix : Anastasie, Adélaïde, Amicie, Olivia, Mischa, Mia ou Cornelia. Et pourtant Tatiana n'a pas tant d'argent que cela : son père a quitté sa mère quand elle avait huit ans et elle ne l'a quasiment jamais vu ; elle vit toujours avec sa mère et son petit frère dans un appartement, certes spacieux, à Molitor, dans le sud du 16e, où est installé le cabinet de dentiste de sa mère. Surtout, Tatiana est complètement dingue : elle doit dormir quelques heures par nuit depuis que je la connais, soit parce qu'elle sort, soit parce qu'elle rattrape le travail qu'elle aurait dû faire au lieu de sortir. Je sais pas pourquoi elle me kiffe autant depuis qu'on s'est rencontrées en TD d'anglais en première année. Ce matin, elle se jette littéralement à mon cou, au point de me foutre du café sur le manteau dans son élan. Mais quelle dingue ! Le pire, c'est qu'elle enchaîne en m'engueulant.
- Pourquoi tu ne m'as même pas répondu vendredi meuf ? La soirée était ouf, tu aurais bien kiffé.
- Tati (c'est le surnom que je lui ai donné dès le premier jour et qu'elle kiffe, je crois qu'elle a toujours pas compris la blague, j'ai beau lui expliquer que c'est pas un concept store, elle adore la référence et trouve le motif de leurs cabas en toile très « léché »), j'ai cours toute la semaine, je bosse tout le week-end, je garde mon frère, j'essaie de valider ma L2, et j'ai trois cent balles max sur mon compte à la Banque postale, alors me prends pas la tête.
- Olala, Nana sur ses grands chevaux, ça m'avait manqué. Tiens.
Elle m'a pris un latte qu'elle a posé sur le banc à côté d'elle. Ca fait plusieurs fois qu'elle me le fait, j'arrive pas à lui expliquer que c'est trop.
- Tu sais, c'est pas que du temps perdu ces soirées. Quand tu sors dans des boîtes à Etoile, tu rencontres pas seulement des connards. Il y a aussi des connards intelligents, comme les mecs de HEC.
L'obsession de Tatiana pour HEC commence à me gonfler. Au début, elle parlait de ce genre de mecs pour rigoler, mais le fait qu'elle y revienne sans arrêt montre que c'est plus sérieux que cela. HEC, c'est l'école qui arrive 1ère dans tous les classements de business schools de France jusqu'aux US. La seule école dont les gens de Dauphine sont vraiment jaloux, c'est HEC. Moi je comprends pas leur délire. HEC ou Dauphine, ils finissent tous par bosser dans la finance ou l'industrie, au top de leur boite. Que les gens de HEC gagne deux cent ou trois cent euros de plus en moyenne, par mois, que les gens de Dauphine, quand tout le monde gagne plus de dix mille balles par mois, qu'est-ce que ça change sérieux ? Tatiana a rencontré en stage l'été dernier (elle travaillait au service marketing d'une grosse boite de luxe, Kering, à Séoul) un certain Amaury, qui avait fait HEC, et avec lequel elle a beaucoup flirté. Elle traîne avec sa bande maintenant et samedi, ils ont fait la fête ensemble.
- Connard de HEC ou d'ailleurs, qu'est-ce que ça me fait ? Pourquoi ne pas traîner tout simplement avec des connards ?
- Ma chérie, faut que tu comprennes un truc : les notes, l'école, les devoirs, ça ne sera jamais que 50% du job pour construire une carrière. Le reste, c'est les contacts, les potes, les cocktails, les clins d'oeil, les vacances, les clubs privés - bref, le network. Comment crois-tu que j'ai obtenu mon stage à Séoul l'été dernier ? C'est parce que j'étais allée au dîner de classe du cours de gestion où tu n'as pas voulu venir, au Bar à huître : on a sympathisé avec le prof et il m'a dit que son cousin bossait à Séoul depuis trois ans pour Peugeot, et hop, de contact en contact, j'ai eu mon stage.
Elle me rend dingue avec son bar à huître. Le moindre plat compte trente balles, et en plus je trouve ça dégueulasse les fruits de mer. J'ai envie de la gifler, avec ses explications à la con. L'été dernier je bossais au guichet de la Caisse d'épargne en face du magasin Jules, à la sortie du RER, pendant que Tatiana buvait ses latte de merde à Séoul. Parce que faut se le payer, hein, son billet d'avion et son appart à Séoul, d'ailleurs faut même se payer avant ça son Navigo, ses manuels de classe et son année à Dauphine, mais ça la Tati, elle n'a jamais trop capté. Malheureusement, elle n'a pas complètement tort. Faudra que je m'y fasse à ces dépenses à la con : un dîner de classe, ici, c'est plus qu'un dîner, c'est un investissement.
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Chronique de Nawel - A Story of Love and Baraka
RomanceUne foudroyante histoire d'amour. Une rencontre, deux vies qui vont changer à tout jamais, d'une cité de banlieue aux plus hautes tours de Dubaï. Une fille du 93. Un brun ténébreux de Casablanca. Les mains nouées, une fièvre partagée, une passion...