Chapitre 5: La classe de M. Jabri

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9 décembre 


Dernier rang.

C'est le meilleur spot pour se planquer quand les cours sont chiants.

On sort d'une heure et demi d'un ennui mortel. Je regarde l'amphi devant moi et franchement, je vois pas un élève qui ne soit ou bien sur FB sur son ordinateur, ou bien sur Insta ou Snap sur son téléphone. Je fais pareil. Le cours de droit administratif du lundi matin, c'est le pire. Au-delà du fait que c'est à huit heures, le prof, M. Delalande, est juste imblairable. Il parle avec le nez et avec un cheveux sur la langue ; ses costumes gris sont toujours trop larges, et ses chaussures pleines de poussière. Il se fait des petites blagues en cours que personne ne comprend. Il a des lunettes sans monture, transparentes, sans marque. Bref, il s'en fout de son apparence, et surtout il parle très lentement, d'une voix absolument plate.

Le hasard fait bien les choses. Après le cours le plus ennuyeux de la terre arrive le cours le plus ouf de tous : celui de Dalil Jabri. Lui, c'est un mythe. Ca doit être le prof le plus jeune qui ait jamais été titularisé à Dauphine. Son cours de développement international fait un carton. Pour le suivre, il faut se lever à 5 heures du mat' et être parmi les tout premiers sur la plateforme en ligne pour s'inscrire. L'année dernière, je n'étais pas au courant et je n'avais pas suivi son cours de L1. A vrai dire, le sujet ne m'intéressait pas de ouf non plus, mais on m'a dit qu'il fallait « au moins essayer une fois », alors je me suis chauffée cette année.

Et après un semestre de cours, je dois bien l'avouer : ça valait mille fois le coup.

- Mate-moi ça.

Tatiana me tire de la torpeur dans laquelle je suis plongée depuis la fin du cours de M. Delalande. J'interromps la lecture passionnante de l'article du Monde que j'étais en train de lire (« Cinq conseils pour réussir votre voyage à Doha » ; le principal intérêt de la fac, c'est les codes journaux pour lire tous les articles normalement réservés aux abonnés gratos, ça rend les cours chiants moins chiants ) et lève les yeux de mon écran.

Dalil Jabri vient de rentrer dans l'amphi. Le silence se fait, presque immédiatement.

Comme d'habitude, il s'est habillé dans des couleurs sombres : un col roulé vert foncé, un pantalon de velours noir, un grand manteau bleu marine dont on aperçoit, lorsqu'il l'enlève, le motif écossais des doublures. Attention : ce n'est pas un Burberry, c'est un Aquascutum (tout l'amphi ne parlait que de cela, le jour où une élève au premier a aperçu l'étiquette de la marque). D'après Internet, c'est une marque londonienne de luxe qui a fait faillite il y a dix ans. Mais son manteau paraît complètement neuf et d'une douceur, il faut bien le dire, incroyable. Dalil Jabri a les cheveux courts, presque ras sur les côtés, une coupe de boxeur ou de marin, brutale, qui tranche avec la blancheur presque enfantine de sa peau et ses yeux marron très clairs - une douceur d'autant plus marquée qu'il s'est coupé la barbe de trois jours qu'il avait depuis plusieurs semaines. Il pose ses lunettes, une monture Chanel qu'il ne met que lorsqu'il doit lire des textes devant lui, à côté de son Macbook Pro. Du plus lointain de la classe, on a l'impression de sentir son parfum, un mélange lourd d'ambre, de cuir et de framboise qui me fait un effet bizarre - ça me rappelle des souvenirs d'enfance sur lesquels je n'arrive plus à mettre d'images ni de mots...

- J'en ferais bien mon quatre heures, balance soudain Tatiana.

- WTF ?!


Elle fait sembler de croquer. Tatiana me sort des trucs tellement salaces que je capte même pas au premier abord. On lui a pas inculqué la hchouma élémentaire. Depuis la rentrée, elle est en iench sur Jabri. Je me bouche les oreilles quand elle m'en parle tellement c'est parfois sale. Elle a même choisi de faire le travail de recherche obligatoire qu'on doit rendre à la fin de la L2 sur le développement, alors qu'elle s'en contrebalance, pour pouvoir bosser avec lui. Je me souviens encore de sa gueule quand elle est sortie de son bureau où elle lui avait présenté son sujet, un truc complètement bidon sur la construction de puits pour aider les populations pauvres à côté d'Essaouira (elle a passé une fois ses vacances là-bas pour faire du kite-surf, et a été vachement touchée par « la simplicité des gens là-bas », ça m'exaspère quand elle dit des trucs comme ça). Elle était hystérique : il lui avait serré la main, elle avait senti son parfum très fort, et peu importe qu'il lui ait dit que son projet était « à ce stade trop sommaire », elle n'avait retenu que les sourires qu'il avait pu faire - il sourit tout le temps Jabri, un petit sourire en coin, presque ironique mais bienveillant, quand il parle. Depuis, c'est le délire : tantôt elle me raconte qu'elle a rêvé de lui la nuit dernière, ils étaient au bord d'une piscine, et le reste je préfère l'oublier, tantôt elle le stalke sur Internet pour essayer de savoir s'il est célibataire ou non (en théorie, le faire une fois devrait suffire ; mais Tatiana s'évertue, une fois par semaine environ, à chercher tous les résultats associés au nom « Dalil Jabri » pour voir s'il n'y aurait pas, à tout hasard, « du nouveau »).

Chronique de Nawel - A Story of Love and BarakaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant