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Certains vous diront que cela relève d'un manque de courage, que c'est lâche, que ce n'est pas régler le problème que de fuir. Prenez une douche à l'eau froide en hiver, coupez-vous volontairement en vous rasant, arrachez-vous le sparadrap de la dernière prise de sang en vous épilant gratis, le même courage est nécessaire pour se tirer une balle, s'accrocher à une corde, se jeter dans le fleuve ou même s'avaler quelques tubes.

Imaginez, je prends l'arme fermement. Le métal est un peu froid. Il va se réchauffer très vite. Je lève le bras jusqu'à la tempe. Pas trop au bord, il n'faudrait pas se rater. Juste au-dessus de l'oreille. Je presse l'index. Je sens une première résistance. Un petit moment de lucidité. Je le laisse se prolonger, je n'irai pas plus loin, je relâche le doigt. Mon cœur bat plus fort comme avant quand j'allais acheter les filles dans les magazines ou quand je les appelais au téléphone. Le cœur s'emballait. Je grossissais la voix pour paraître plus vieux. Je fixais des rendez-vous auxquels je ne me rendais jamais. Le même courage! Je faisais mes apprentissages de la sorte. Puis vint le courage de l'amour, des déclarations sincères ou pas.

Celui de l'étude (très courte, très courte l'étude!), de la discipline, du travail, des horaires à respecter, des levers à l'aube, des couchers à l'aurore. Des rythmes, des équipes qui changeaient chaque semaine. Celui du travail de nuit, de la blessure s'infiltrant, perfide. Le courage de l'humiliation nécessaire, celui de se taire pour manger. Le courage de pleurer, aussi. Le courage des brisures, des fêlures, des mauvais coups. Alors, quelques fois, on n'en peut plus d'avancer, et «on mord sur sa chique » pour continuer. Et puis voir les jours, les semaines vécus et celles et ceux à venir, toutes pareilles, sans grand changement en perspective, sans couleurs, sous un gris perpétuel. Le courage du froid, de la nuit, de la honte, l'avez-vous connu ?

Les nuits sans étoiles, sans amour, sans sommeil en sachant que la journée sera fatigante. Et le lendemain s'abattre de lassitude dans les mêmes draps sales et s'abrutir de somnifères -déjà- inefficaces. Alors reste boire car les horaires nous ont perforé l'estomac et nous interdisent de manger. La belle excuse ! Se dire non juste un verre et se réveiller tout habillé après s'être endormi mais à ce prix-là. Le crâne martèlera demain mais on aura dormi au moins quelques heures, au moins une nuit.

Alors j'ai dû me lever, me doucher, me raser, me rhabiller de mes derniers vêtements frais. Il ne fallait rien laisser transparaître. Ne pas se donner en spectacle. Malgré ma déchéance intérieure, j'arrivais à garder une apparence radieuse, une «bonne présentation». Et puis il se fallait d'être "motivé et résistant au stress". Dans la petite annonce c'est ce qu'il était exigé. Un rien difficile pour remplir des cartons et les charger dans les camions. Un travail prenant physiquement mais qui me laissait l'esprit libre. Mais à quoi me servait-il ? Je ne lisais plus depuis longtemps. Au cinéma, je m'endormais. Je ne connaissais pas les émissions à la télé. Je ne comprenais plus rien aux informations.

Ainsi je n'arrivais pas à «me changer les idées ». Comme je savais malgré tout lire et écrire, je fus promu au classement de quelques formulaires. Je devais ensuite mettre sous enveloppes, y noter des adresses, y coller des timbres. Des centaines, des milliers, pendant des jours, des semaines. La nuit, je voyais défiler les villes et les noms, les chiffres des factures. Mon esprit éponge se remplissait de ces riens, de cet inutile. Le reste, je n'avais pas eu l'occasion de l'apprendre. Où étaient mes envies, mes aspirations, mes noblesses ? Toutes enfouies dans le désert de l'amnésie. Le travail m'aliénait à moi-même, et moi à lui. Je tentai de «bien le faire » ; je défendais ma société, je respectais mes supérieurs. Jusqu'à ce que le travail cesse, jusqu'au remerciement –imagé bien sûr. Là je méprisais, maugréais, leurs méthodes d'esclavage, leur exploitation de la misère humaine mais tout ça dans ma chambre, seul.

La tentation du silenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant