Le reporter me suivit dans l'avion, au contrôle, à l'atterrissage, pendant que je dormais. Il avait ordre de filmer tout ce que je faisais. Des plans larges découvraient d'autres passagers qui n'avaient rien à voir avec le concours. Un orchestre entier, un couple de retraités ; lui rougeaud, elle contrôlant le nombre de verres qu'il buvait, quelques valisettes noires au bout de mains anonymes. Deux jeunes femmes, l'une presque assoupie, regardant par le hublot, l'autre lui parlant sans cesse, un carnet de croquis à la main.
Moi, je ne faisais rien. Je ne lisais pas, je n'écoutais pas de musique, je ne regardais pas le paysage. Le caméraman filmait.
A l'arrivée, une assistante de Bernard nous attendait
-Tout s'est bien passé ?
-Oui, oui ! !
On dut répéter ces phrases plusieurs fois. Le caméraman n'avait plus de pellicules. Après ce fut la batterie du flash qui le lâcha.
Nous ne pouvions pas quitter l'aéroport sans avoir filmé cette rencontre. Le vidéaste nous laissa malgré tout nous rafraîchir à la cafétéria. Un des seuls moments hors champ. Ce n'était pas prévu. Il n'en dirait rien à Bernard si nous nous nous taisions sur ses problèmes techniques.
Lorsque je me débarrassai, l'assistante me fit discrètement remarquer que je ne n'avais pas mis mon tee-shirt Mégastar. « Pour moi, ce n'est pas grave mais c'est Monsieur qui insiste ». Je compris que c'était Bernard qui se faisait appeler « monsieur ».
« Je vous conseillerais d'aller le mettre. Il pourrait se fâcher. C'est mon boulot ça de veiller à tous ces petits détails. Les copines étaient jalouses quand je leur ai dit que j'avais trouvé ce boulot et en plus ici au soleil. Mais une fois qu'on est ici c'est pareil qu'ailleurs, le travail sous le soleil ou sous la pluie. Bon je n'peux pas être difficile. C'est bien payé. C'est mon premier boulot. Je n'suis pas sûre que le contrat soit très réglo. M'enfin, ça va pour l'instant. Comme je n'ai pas d'expérience, ils font ce qu'ils veulent avec moi. Ils disent que "c'est bon pour mon CV, tout ça". J'apprends plein de choses, d'accord mais je crois qu'ils exagèrent. Allez vous changer, le caméraman arrive".
J'appris plus tard qu'elle avait étudié le tourisme et qu'on l'avait contactée en lui faisant offres et promesses. Jeune diplômée, elle ne pouvait rêver mieux. Bien payée ? C'était moins que le salaire d'un employé à temps plein en début de carrière. De plus elle avait des horaires très, très élastiques. Ils appelaient ça «la flexibilité ». Elle était logée, nourrie, non ? Tout se paie, n'est-ce pas ? Son contrat ne lui permettait pas de trop discuter ou de le résilier sous peine d'énormes indemnités à payer. Ça ressemblait fort au mien. C'était la même société !
-"Alors, tout s'est bien passé", me dit-elle en me serrant la main longtemps. La petite conversation antérieure nous permit une petite complicité ce qui rendit cette poignée de main un peu plus chaleureuse que tout à l'heure. Ça plairait à Bernard !
-"Oui, oui " répondis-je en arborant mon tee-shirt neuf. Le caméraman tournait autour de nous. Ce qui serait du plus bel effet.
En sortant je ne pouvais pas me tromper, même si j'étais arrivé seul, le minibus qui nous emmènerait à l'hôtel portait le même logo que sur mon tee-shirt : une grosse étoile blanche sur fond bleu.
Le chauffeur s'impatientait.
« Oui ça va Stéphane, roule »
Aussi jeune qu'elle. Les mêmes désillusions, aussi ?
L'hôtel : grande construction blanche montée sûrement en quelques semaines, tout de béton et d'ennui. La porte vitrée automatique s'ouvrait sur un grand hall où deux grands palmiers en plastique –il y a moins d'entretien ! - s'ennuyaient fermes. Une petite fontaine entourée de fausse verdure, leur chatouillait les pieds. Les dromadaires sur le papier peint ne ricanaient même plus. Tout le personnel en contact direct avec les touristes était marocain : le réceptionniste, le groom, le liftier, les cuisiniers, les femmes de ménage. De quoi faire couleur locale ! Par contre, la gestion, la comptabilité, l'animation, la direction étaient assurées par des gens d'ici. Le même investissement dans nos régions se serait effondré très vite. Vous n'imaginez pas le coût de la main-d'œuvre. Les capitaux étaient étrangers, les bénéfices, aussi. Tout revenait ici. Peu restait. Suffisamment pour les salaires du personnel et pour les excursions et incartades des cadres. Pour le pays, les salaires étaient très élevés. Le double de la moyenne nationale mais il ne représentait que le dixième d'un salaire d'ici.
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La tentation du silence
General FictionSi ce jour-là, Frank avait décidé de ne pas ouvrir la porte, il n'aurait pas gagné le merveilleux voyage offert par Mégastar, la nouvelle émission qui cartonnait depuis quelques semaines. Il n'aurait connu ni le frisson du vol, du direct, du désert...