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Hier, j'ai encore vu Théo. Ce vieux fou ! Sa canne, ses lunettes rondes et ses cheveux blancs. Il parle, il parle, il parle à tout le monde. Comment il fait ? Je me le demande. Il est presque toujours là, à n'importe quelle heure. Le matin, le soir. Quand je passe devant le café, il est toujours assis à la même place. J'ai l'impression qu'il boit le même café, dans la même tasse depuis tout ce temps.

Théo peut parler à tout le monde. C'est une des raisons pour lesquelles je l'admire. Et puis, il parle de tout. Il arrive à dire des choses profondes sur le sport, la politique, le temps à ceux qui lui en parlent. Au café, c'est de ça souvent, toujours qu'on parle. On lui demande son avis sur les élections passées et à venir, sur le match de la veille. On lui demande s'il va pleuvoir.

Les lèvres se taisent pour écouter Théo. Il lance sa sentence sur le sujet suscité. Théo dit et puis après les conversations reprennent, enrichies de son commentaire.

Moi, je pourrais pas. Y a rien qui m'intéresse. Je me demande si lui ça l'intéresse tout ce qu'il dit. Si je lui demande là, il me l'assurera et c'est moi qui passerais pour un con devant tout le monde, encore une fois.

Je me demande ce qu'il fait ici ce vieux. Il ne parle pas toujours. Le reste du temps, il regarde les autres clients du bar, les salue, les observe discrètement.

Moi, j'écoute surtout les autres. Au début aussi, ils demandaient mon avis. Je ne comprenais pas leurs questions, je ne connaissais pas les joueurs ni les politiques du pays et puis le soleil et la pluie ça me rend malade, je n'm'y intéresse pas. Ils ont compris, ils se sont retournés en posant les mêmes questions à un autre qui lui, a enchaîné.

Ils ne me voient plus, ne me remarquent plus. Je suis là avec eux mais eux ne sont pas avec moi. J'ai bien tenté de m'intéresser, de regarder la télé, d'écouter la radio. Comme j'avais tellement de retard, je n'arrivais à rien comprendre. J'ai laissé tomber.

J'ai remonté un peu mon veston : la porte s'est ouverte. J'ai noué mon écharpe, j'ai payé, je suis sorti, j'étais tout mouillé. Aujourd'hui, j'ai du mal à avaler, la gorge me fait mal. J'ai chaud, j'ai froid, je transpire, je grelotte.

Un jour, je suis rentré dans le café. Il était tôt, il n'y avait encore personne sauf Théo bien sûr. Il est venu à ma table et à commencer à me parler.

-Qu'est-ce que tu fais, toi ? Je te vois souvent. Tu parles pas beaucoup, toi. Je t'observe, tu sais. Oh mais ne crains rien : je ne vais en parler à personne de tout ce que je sais sur toi...

Théo m'aborda comme ça la première fois. Un peu rude mais c'est Théo ça, il va pas s'embarrasser de politesses. Ce qu'il veut dire, il le dit. Y'en a beaucoup qui se sont fâchés avec lui. Ils voulaient se bagarrer avec lui mais Théo : « je ne vois pas pourquoi je me battrais puisque j'ai raison. Réfléchis, ça fait mal d'accord mais j'ai raison. »

La tension se calmait comme ça. Je n'ai jamais pu répondre à Théo, quand je commençais à parler, lui, parlait d'autre chose. Il posait des questions mais il n'écoutait pas les réponses. Moi, ça m'arrangeait pour ce que j'avais à dire.

Le café a une grande baie vitrée par laquelle on voit le grand boulevard, le trafic, les ambulances, la grand-roue. Sur le carreau, le numéro de téléphone du bar a été peint. Frank le connaît par cœur. Quand on rentre, à droite, il y a deux tables et à gauche, le comptoir. Une grande salle plus loin avec encore des tables. Là, il y a une télé, le juke-box et le flipper, -il est souvent déréglé et on a beaucoup de parties gratuites, j'y joue quelques fois-, la petite cabine du téléphone. Petit luxe dont le patron n'a jamais voulu se débarrasser. Il n'y a que Théo qui s'en sert. Il demande le numéro au comptoir, le patron le compose et puis ça sonne dans la cabine. Il se lève tranquillement, rentre dans la cabine, ferme la porte, décroche et parle. Alors comme dans un film muet, on le voit parler, gesticuler sans rien entendre. Les murs ont une couleur crème pâle.

La tentation du silenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant