« Mon cher Ellie,
J'ai marché si longtemps, mais je ne pourrai te dire la durée exacte de mon excursion. J'ai oublié de regarder l'heure en partant. À vrai dire, je n'ai pas oublié, j'ai plutôt délibérément évité de la regarder. D'abord, pour me détacher de ce temps qui m'oppresse. Sans cesse, il s'écoule, entraînant avec lui mes espoirs, mes projets. Ses flots sont si puissants, si rapides, qu'ils arrachent quelques morceaux de mon coeur parfois. Enfin, tu sais très bien l'angoisse que cela représente pour moi. Je t'en avais déjà parlé cette nuit là, sur le toit, tu t'en souviens ?
La seconde raison pour laquelle je n'ai pas regardé l'heure avant de partir, tu la connais aussi. Tant de souvenirs s'agitent en moi quand je regarde cette horloge. Elle me rappelle ma famille, ma mère surtout. Je sais que tu ne lui a pas beaucoup parlé. Tu la voyais surtout de loin, mais je pense que tu étais plus occupé à échanger d'entendus regards avec moi qu'à prêter attention à elle. Regards qu'elle avait notifiés, d'ailleurs. Je ne t'en avais pas parlé, car je ne voulais pas que tu prennes peur, que tu te voies déjà marié à moi et condamné à être à mes côté à jamais (bien que tu l'aurais désiré, ne le nies pas). Mais elle avait même rajouté qu'elle t'appréciait, qu'elle t'approuvait.
Quel intérêt de t'écrire ces mots, c'est trop tard pour y faire quoi que ce soit, n'est-ce pas ?
Tout cela pour te dire que j'ai marché, jusqu'à ce que mes chaussures deviennent noires de cendres. Quoique ce ne soit pas réellement un bon indicateur, étant donné l'épaisse couche qui en recouvre le sol bitumé. La "ville noire", voilà le nom qu'on donne à Varezh maintenant. Ils n'ont pas tort après tout. Tous les bâtiments sont devenus sombres et l'opacité des eaux de la Oka ne cesse de m'impressioner. Elles étaient pourtant si limpides lorsqu'on s'y baignait lors des jours de chaleur. Je peux même encore entendre nos rires, si j'y pense assez fort.
Lorsque je regarde autour de moi maintenant, je ne vois que des ruines. Je sais qu'aucun bâtiment n'est tombé mais, si tu étais là, tu comprendrais pourquoi je parle de ruines. Pourtant d'apparence identique à mes souvenirs, les rues sont vides, lessivées de tout leur charme. Et le ciel, dont les épais nuages ne fuient jamais, contribuent d'avantage à l'obscurité. Varezh est morte, Ellie.
Sur le peu de personnes qui sont encore en vies, aucune n'ose sortir de chez elle. Comme si les murs de leur maison pouvaient les protéger de la radioactivité qui nous entoure. Rien ne le peut. Elle s'immisce dans l'air que l'on respire, fait de chaque cellule de notre corps sa résidence. Lentement, la radioactivité nous détruit. Pire même, elle nous tue.
Mais je tiens à te dire que, ce qui me tue encore d'avantage, c'est de savoir que plus jamais je ne pourrai te voir. Mon coeur en est si lourd que, si me venait en tête la folle idée d'aller nager dans la Oka, je m'y noierai.
Je t'envoie mon plus beau regard entendu,
Loane.
PS: je sais bien que cette lettre ne t'arrivera pas, la poste a fermé depuis déjà trois semaines. Mais croire en l'illusion de cette correspondance me permet de sourire, ne serait-ce que quelques secondes.»

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Ville Noire
Science Fiction1973, Union Soviétique. Après l'explosion de son usine, la ville de Varezh se retrouve plongée sous une toute aussi interminable qu'inexplicable pluie de cendres. On découvre alors que la façade de l'usine, pourtant à l'allure singulière, dissimulai...