Chapitre Un

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Les cloches de l'église s'agitent, annonçant l'heure du milieu du jour. Des vagues de poussières noires s'élèvent dans les rues vides. Menées par le souffle du vent, elles semblent danser au rythme de la sonnerie horaire. Au sein de ce sinistre décors, traîne une ombre timide. Rasant les murs, elle se déplace avec une lenteur qui trahit son désespoir. Elle a l'air aussi désertée par la vie que le paysage qui l'entoure. Approchant d'un large caisson jaune pourvu d'une fente en son milieu, elle y dépose une lettre. Puis, après avoir lu et décidé d'ignorer la feuille scotchée sur le bois ambré, la silhouette s'éloigne. Avant qu'elle ne puisse disparaître dans la pénombre de midi, une voix l'arrête.

— La poste est fermée. C'est écrit sur le communiqué.

— Je sais, je l'ai lu, réponds simplement la silhouette.

Puis, le silence revient et le vide regagne la place qu'il occupait, c'est à dire la totalité de la ville. La lettre, bien à l'abri des cendres qui risqueraient de la tacher, s'est lovée dans un coin de la boîte à la couleur dorée. Elle surplombe un épais tapis d'autres lettres qui, elles aussi, ne seront jamais lues. Certaines sont déjà pourvues de taches humides, d'autres paraissent en si bon état qu'on pourrait les croire fraîchement fermées. Mais toutes sont des prisons, celles de mots qui crient la détresse de ceux qui les ont écrits. Des cris condamnés à se heurter aux parois d'un large caisson jaune.

La maison de Loane est entourée de hautes clotures en bois. Récemment repeintes en blanc, les planches s'élèvent jusqu'à terminer leur ascension en un angle au bout arrondi. Lorsque Loane était enfant, les bouts de la clotures étaient triangulaires. Puis, un jour, sur un coup de tête, son père avait décidé de les limer.

Cet homme adorait le changement, tandis que son épouse, pas vraiment. Ce qui l'obligeait à n'opérer dans sa vie que d'infimes modifications, de telle sorte à ce qu'elle ne les remarque pas. Il alternait périodiquement, la place des verres à vin et des coupes de champagnes dans le placard, plantait de nouvelles plantes chaque année, déplaçait les cadres, les bougies, changeait les livres d'étagères et les vêtements de placard. Par cela, il parvenait à tolérer la cohabitation qu'il était contraint d'entretenir avec cette femme qu'il n'avait jamais appréciée. Cette femme qui était devenu la sienne.

Ce qu'il n'avait jamais soupçonné, c'était que l'horreur que déclenchait le changement chez cette femme était si intense qu'elle avait remarqué chacune de ses manigances. Ainsi, durant toutes leurs années de vie commune, elle avait aussi remarquablement contenu les reproches que l'envie de tout remettre à sa place. Elle était restée muette. Par cela, elle tentait de se faire apprécier par cet homme qui ne l'avait jamais aimée.

Désormais, les planches blanches de la cloture ont été noircies par les pluies de cendres. Les plantes du jardin, elles, ont péri sous l'épaisseur des résidus qui les ont recouvertes. Le cadre du salon, les livres et les coupes de champagnes n'ont pas été déplacés depuis trop longtemps et ne le seront plus. Ainsi, les choses resteront à leur place, aussi bien les objets de la maison que les sentiments du mari pour sa femme, qui restera alors non désirée pour l'éternité.

Le visage noir, noirceur aussi bien causée par la pluie de cendres que par son état d'esprit, Loane pénètre chez elle. Cette petite maison, elle y vit depuis sa naissance, un peu plus de dix-neuf ans auparavant. Refermant immédiatement la porte derrière elle, elle soupire. Il ne suffit que de quelques secondes pour que Trys se jette sur elle, ses griffes déchirant ses collants et de grands filets de baves allant ruisseler sur ses souliers. Loane s'agenouille devant la chienne et la prend dans ses bras. Réticente d'abord face à la gueule baveuse qui se frotte à sa robe, elle abandonne ensuite toute résistance se rendant compte que, suite à son excursion en ville, son vêtement nécessite de toute façon un lavage.

Ville NoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant