Premier Souvenir

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Une fine pluie d'été, large rideau placé devant l'horizon, noyait ce jour là les rues de Varezh. Chaque goutte qui s'écrasait sur la surface des eaux calmes de la Oka y dessinait de brefs cercles concentriques. Ces derniers formaient de fines vagues qui s'écartaient du centre, s'atténuant jusqu'à disparaître entièrement.

Moi j'étais assise sur la rive boueuse et j'observais ce théâtre de vaguelettes. Quelque part au fond de mon crâne, une drôle d'araignée, de ses fines pattes crochues, tissait méticuleusement une obscure toile de réflexions. Elle utilisait comme matière mes idées les plus sombres, les plus désagréables, les plus douloureuses. Sa funeste dentelle enveloppait l'intégralité de mon cortex de ces acides pensées. Je ne pouvais y échapper. Je ne pouvais ni la chasser ni la combattre. Cette bestiole me détruisait.

Comme la pluie, j'aurais aimé plonger dans le fleuve jusqu'à y disparaître. Me couchant dans la boue, j'ai fixé la surface et ai imaginé mon corps y couler lentement, submergé par les eaux. Avec émerveillement, je l'ai observé lutter, comme il aurait dû le faire tant de fois de son vivant. Lutter pour la vie. Puis, je me suis vue implorer de l'air jusqu'à en être totalement vidé, jusqu'à ne plus pouvoir bouger, jusqu'à ne plus pouvoir penser. Enfin est venue la longue descente jusqu'au fond, là où les eaux claires deviennent si profondes qu'elles s'assombrissent. Mon enveloppe vide disparaissant, moi avec. Et si je m'étais noyée ce jour-là, comme j'avais si bien pu me le figurer, j'aurais enfin trouvé le moyen de faire disparaître ces terreurs qui m'arrachaient si souvent à moi même. J'aurais pu noyer avec moi cette araignée perfide. Si j'avais été morte, ce jour-là, j'aurais enfin pu respirer.

La pluie s'amplifiait. Peut-être le ciel avait-il remarqué que mes yeux asséchés ne me permettaient plus de pleurer, alors, par pitié, s'était-il mis à le faire à ma place.

Puis, celui que je connaîtrai plus tard sous le nom de Ellie est arrivé. Il m'a dit:

— Mademoiselle, je crois que vous êtes couchée dans la boue.

— Je sais, ai-je répondu, sans même le regarder.

Alors il s'est couché à mes côtés, suffisamment loin pour ne pas me toucher, suffisamment proche pour que je l'entende respirer. Je me suis demandé si Dieu m'avait envoyé cet homme pour m'empêcher de me tuer. Puis, je me suis dit que si Dieu avait pris connaissance de mes souffrances, ça aurait été lui qui m'aurait tuée dans le but de les alléger.

Alors, toujours couchée, je me suis tournée du côté de celui qui était venu à moi. Je me suis tournée vers lui et j'ai dit n'importe quoi. Il m'a répondu n'importe quoi à son tour et l'on a discuté pendant des heures de choses qui n'avaient aucun sens, de choses dont les gens ne discutent habituellement pas.

Et alors qu'à mes yeux ma vie n'avait plus de valeur, j'ai arrêté de me noyer. Du fond des eaux de la Oka, mon corps est remonté, d'une vitesse aussi puissante que la lenteur avec laquelle il y était descendu.

Je me suis juste dit que ce n'importe qui, qui me disait n'importe quoi, en valait peut-être la peine.

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