— Tu l'as tuée ?
Confortablement assis sur un fauteuil en cuir, Feodor sirote un verre de vin rouge, provenant d'une des cuvées préférées de son père. Auparavant, elles n'étaient réservées que pour les grandes occasions. Par ce terme, le père Azarov n'entendait pas mariages, baptêmes ou autre célébrations familiales, mais uniquement signatures de grands contrats. Car là où il laissait son nom, affluait ensuite la richesse.
Compte tenu de sa mort, le père Azarov est désormais dans l'incapacite de décider du bon ou mauvais usage de son précieux vin. C'est son fils aîné, Feodor, qui s'est attribué l'honneur de le faire à sa place. Il faut dire qu'il prend un malin plaisir à boire ce vin dès que l'idée éclot en son esprit, telle une fleur sous le soleil printanier. Parfois, Feodor imagine l'état dans lequel se mettrait son père s'il le voyait boire ainsi sa cuvée préférée, avec si peu de considération. Se rappeler de la colère paternelle dont il a si souvent souffert le fait sourire. Il en rit même parfois, car il sait que du même homme qui le traumatisait, il ne reste plus que des os. Et son coeur, qui était déjà en grande partie gorgé de pourriture avant même qu'il ne s'arrête de battre, s'est vu rongé par les verres depuis maintenant des années.
Primaël, de six ans le cadet de Feodor, c'est à dire à peine majeur, est agenouillé aux abords du canapé, composé du même cuir que le fauteuil. Le père Azarov avait tenu à ce que l'esthétique des meubles du prestigieux salon soit pensée de façon irréprochable. En effet, c'était dans ce salon qu'il rencontrait ses collaborateurs. Et, lorsqu'il déposait sur le papier son inestimable signature, il se tenait sur le même fauteuil que celui sur lequel Feodor sirote désormais son verre de façon innocente.
Les collaborateurs du père Azarov, eux, s'asseyaient sur le large canapé, maintenant occupé par le corps inerte de Loane. Une pellicule d'un mélange de cendre et de sueur camoufle son teint pâle, comme un tapis de neige sur le sol de décembre. Primaël a raison de la croire morte, elle le paraît. D'autant plus que Feodor l'a déposée sur le cuir comme il aurait déposé un simple sac, sans aucune attention particulière. Les bras et les jambes de la jeune fille forment alors des axes disgracieux, comme s'ils étaient désarticulés. Malgré sa posture trompeuse, Loane respire encore, même si, pour elle, il aurait été préférable que ce ne soit pas le cas.
Primaël, toujours à genoux devant le corps las de la jeune fille, tourne un visage rouge de colère vers son frère.
— Et pourquoi diable as-tu ramené son cadavre ici ? Sur le canapé de Père ?
Feodor prends le temps d'avaler une gorgée de son vin avant de daigner répondre à son cadet:
— Ce n'est pas la peine de t'égosiller, mon frère. Même si j'aurais fortement apprécié déposer une dépouille sur le cher canapé de ton père, je ne l'ai pas fait.
Le silence et les yeux exhorbités de Primaël le forcent à se justifier d'avantage.
— Elle est juste assommée, rien de bien méchant.
— Mais tu étais censé l'interroger chez elle ! s'exclame Primaël, toujours aussi énervé, même en sachant Loane en vie. Tu comptes faire quoi d'elle maintenant ? La garder à la maison ? Tu en as pas marre de n'en faire qu'à ta tête ?
Feodor lève les yeux en l'air, fatigué par la réaction de son frère. Pourquoi faut-il toujours qu'il prenne les choses à coeur à ce point ? Ne peut-il pas simplement le laisser s'occuper des affaires des grands ?
— Non, je n'en ai pas marre d'en faire qu'à ma tête, réplique Feodor en se levant. Justement car c'est là que se trouve tout mon ingéniosité.
Avec délicatesse, l'aîné pose sur la table le verre à vin qu'il vient de finir. Puis, il s'approche du canapé et tend sa main à l'intention de son frère, toujours agenouillé auprès de la jeune fille. Primaël ignore le geste, se lève brusquement et sort du salon en prenant soin de ne pas claquer la porte, malgré la colère qui l'habite. Son père détestait lorsque les portes claquaient.
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Ville Noire
Science Fiction1973, Union Soviétique. Après l'explosion de son usine, la ville de Varezh se retrouve plongée sous une toute aussi interminable qu'inexplicable pluie de cendres. On découvre alors que la façade de l'usine, pourtant à l'allure singulière, dissimulai...