Il pleuvait déjà ce jour là. Pourtant, la veille avait été agréablement ensoleillée. Peut-être le ciel avait-il présagé ce qui allait se passer, peut-être s'était-il subitement couvert pour nous prévenir du danger. Peu importe : un océan de fleur aurait pu substituer l'infini bleu, je ne l'aurais même pas remarqué. Toute mon attention était réservée à l'aiguille qui me permettait de broder. À tel point que je n'ai même pas dit au revoir à ma mère lorsqu'elle est sortie de la maison. J'aurais pu faire de même avec mon père s'il ne s'était pas attardé auprès de moi avant d'aller la rejoindre dans la voiture.
— Depuis quand brodes-tu des chemises ? s'est-il étonné.
— Ne crois pas que c'est pour toi, lui répondis-je d'un sourire, les yeux toujours rivés sur mon fil.
— Alors, c'est pour un garçon ?
J'ai senti mes joues brûler malgré moi.
— Je le connais ? a-t-il insisté.
J'ai soupiré, toujours trop concentrée sur le fil orange pour lui offrir ne serait-ce qu'un regard.
— En tout cas, c'est joli. Même si c'est assez...
Les sourcils froncés, il a émis un bref rire amusé en détaillant la petite carotte qui se formait peu à peu sur la poche avant du tissu.
— Spécial ? ai-je tenté de compléter.
Une chemise spéciale pour une personne spéciale.
— Oui, c'est cela. Spécial. Mais j'aime bien le fait que ça ne soit pas trop voyant, ça en devient presque mignon.
Probablement impatiente, ma mère a klaxonné depuis l'extérieur, appelant mon père à le rejoindre.
— Il me semble qu'on m'attend.
— À ce soir, ai-je déclaré sans plus d'entrain.
J'ai à peine écouté sa réponse. Peut-être était-elle composée de mots d'espoir auxquels se raccrocher, de mots d'amour qui m'auraient réchauffé le coeur ou de mots fades, habituels et banals. Quoi qu'ils aient été, je ne saurais les retrouver. Ces quelques mots oubliés ont été les derniers qu'il m'adressait, la dernière chose qu'il m'offrait. Et je ne l'ai pas reçue.
Ensuite, tout ce dont je me souviens, c'est d'avoir continué à broder durant une heure, peut-être plus, avant d'être interrompue par un bruit tout aussi lointain qu'assourdissant. Un bruit si fort qu'il en devenait effrayant. D'abord, j'ai cru que la ville était bombardée. Alors, j'ai laissé la chemise blanche et mon aiguille tomber sur le plancher, accourant à la fenêtre. De là, j'ai vu au loin une épaisse fumée noire s'élever vers le ciel. Alors, j'ai compris. J'ai compris que l'usine de Varezh, lieu de travail de mes parents, avait explosé. J'ai compris que plus rien ne serait jamais comme avant.
Oui, il pleuvait déjà ce jour-là. Et cela n'a jamais cessé depuis.
VOUS LISEZ
Ville Noire
Fiksi Ilmiah1973, Union Soviétique. Après l'explosion de son usine, la ville de Varezh se retrouve plongée sous une toute aussi interminable qu'inexplicable pluie de cendres. On découvre alors que la façade de l'usine, pourtant à l'allure singulière, dissimulai...