Feodor et Primaël n'ont pas besoin de bénéficier de la charité que représente la distribution hebdomadaire de vivres. La famille Azaroz possède une telle réserve de nourriture qu'elle serait capable de survivre au moins une année sans qu'aucun des trois frères ne subisse une seule fois la faim. Pourtant, l'aîné et le cadet de la fratrie arrivent sur la place Sverdlov jetant un regard méprisant à la masse de personnes attendant, l'une derrière l'autre, le moment de réclamer son dû. Alors qu'ils dépassent la file, sans même daigner s'excuser, une ménagère, un enfant accroché à chaque jambe, s'interpose:
— Eh, vous deux! Vous croyiez quand même pas pouvoir doubler tout le monde?
Autour, les gens, qui quelques secondes auparavant n'osaient dire mot, semblent avoir été réveillés par l'accusation de la mère de famille, comme le lever du jour éveillerait le coq endormi. Alors que leurs revendications s'élèvent, Feodor sort son arme et, prenant la décision avec moindre importance, tire sur la femme. Le corps se paralyse un instant avant de s'écraser contre les pavés, entraînant avec lui les deux petites ombres qui s'y accrochaient. Les voix se taisent, même les murmures disparaissent. Seul Feodor ose soulever le voile silencieux :
— Vous disiez ?
Face à l'absence de réponse, l'assassin continue son chemin, arborant un air satisfait, inconscient de la misère qu'il vient de semer. Primaël le suit en grimaçant. Derrière eux, des hommes et des femmes se ruent sur le cadavre mais il est trop tard. Même si la chair est encore chaude, le coeur a arrêté de battre. Les pleurs déchirants de deux enfants font trembler le coeur de la foule. Par trois fois, Primaël se retourne, accablé par le chagrin qu'il perçoit. Plus il regarde, plus sa consternation s'attise, désireuse de crier vengeance. Mais lorsque sa bouche s'ouvre, prête à former des reproches, il se ravive, changeant de sujet :
— Je veux que Carmin s'en aille.
Feodor arque un sourcil en direction de son petit frère, feignant l'étonnement. En réalité, il est bien conscient du venin qui sévit dans le cœur de Primaël. Il a également connaissance des raisons qui y font bourgeonner la haine. Après tout, si Carmin n'avait pas commis l'irréparable, Primaël ne le détesterait pas, c'est évident.
— Es-tu bien conscient, mon cher frère, qu'il ne pourrait aller bien loin ? Varezh n'est pas très grande.
Alors que leurs pas les amènent devant les camionnettes, lieu de la distribution, ils contournent les véhicules au lieu de s'en approcher. Visiblement, leur destination s'avère être tout autre qu'on aurait pu le croire. Une fois arrivés au fond de la place Sverdlov, où elle est bordée par les pins du parc Gorki, ils s'immobilisent, à l'abri des regards.
— On peut toujours lui trouver une nouvelle résidence, ajoute Feodor après réflexion.
— Non, je crois que tu n'as pas compris. Je ne veux pas qu'il s'en aille autre part, il pourrait y commettre d'autres atrocités. Non, je veux qu'il s'en aille de ce monde. Je veux qu'il disparaisse.
— Mais voyons, Primaël, apprends à discerner fantasme et réalité !
Malgré son apparente opposition, Feodor s'amuse de voir son cadet ainsi dévoré par la haine. Non qu'il aime assister à sa souffrance, il a toujours veillé avec considération à l'épanouissement de son frère. Mais entendre ce garçon à l'attitude pacifique – ce même garçon qui le sermonne si souvent au sujet de ses turbulences – tenir des propos d'une telle violence est, pour lui, agréablement surprenant. Cela lui prouve, une fois de plus, que la perfection n'est qu'un leurre. Une simple fissure dans son casque et le soldat de la liberté érige des barreaux de prison. Une seule bourrasque suffit à faire dévier le pas de l'homme juste, alors égaré jusqu'à basculer dans les méandres du vice. Ce qu'on s'obstine à qualifier d'anomalie n'est que normalité. Ce qu'on appelle mauvais, vicieux, cruel constitue seulement ce qui rend l'animal Homme.

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Ville Noire
Science-Fiction1973, Union Soviétique. Après l'explosion de son usine, la ville de Varezh se retrouve plongée sous une toute aussi interminable qu'inexplicable pluie de cendres. On découvre alors que la façade de l'usine, pourtant à l'allure singulière, dissimulai...