7

72 14 0
                                    


" Les femmes viennent de Vénus . Les hommes mangent des Mars " - MC Solaar


Je reste un petit moment interdite.

Au fond de la pièce, faiblement éclairé par un lustre baroque qui dénote avec les tables modernes en plexiglas, Gregory ne m'a toujours pas remarquée. Il a l'air de faire défiler des photos sur son portable ou bien il joue encore à un de ses jeux débiles.

Je jette un nouveau coup d'œil sur ma droite. Juste pour m'assurer que je n'ai pas rêvé. Non, il est bien là. Ce pseudo journaliste-biographe-psychopathe qui n'a pas pris la peine d'enlever son blouson en cuir. Devant une bière. Assis sur ma banquette en skaï rouge. Cette banquette, elle est presque sacrée pour moi. Elle a résisté à tous les changements de propriétaire de l'établissement.

J'étais assise là quand j'ai recraché mon Mojito alors que Rose m'annonçait que je serai la marraine de sa fille. C'est aussi à cet endroit que je me suis chamaillée avec Johanna à cause de Loser1 et que sa clope a brûlé le skaï, quelques années avant l'interdiction de fumer dans les lieux publics. Et c'est même sur cette banquette qu'un type à l'hygiène douteuse s'est frotté à moi avant que je lui renverse mon cocktail sur la tête. Oui, cette banquette est sacrée. Dégoûtante, mais sacrée.

Et ça m'irrite de voir ce type avachi sur la marque jaunie qu'a laissée la cigarette de ma pote de fac.

Il relève ses yeux couleur Nutella sur moi. Merde. Il m'a vue. Il dégage une mèche de son front d'un mouvement de la tête. Il doit être trop fainéant pour utiliser sa main ou il préfère la garder au frais contre sa chope. Ses cheveux sont soit trop longs, soit pas assez. J'ai du mal à me décider. Son coiffeur a dû faire un arrêt cardiaque au milieu de la coupe. A côté de sa bière, gît une barre chocolatée entamée. Son dîner ? Est-il fainéant au point d'avoir la flemme de se faire cuire des pâtes ?

Un sourire en coin creuse sa joue droite mal rasée. Il me fait un signe de la main. Pas celle qui surveille la bière, l'autre.

Je me ressaisis, ignore son geste et me dirige droit vers Gregory. Je passe devant la table de Bastien en regardant dans la direction opposée mais sa voix m'interpelle dans mon dos :

— Bonsoir Clémentine.

Je n'ai pas envie de m'arrêter. Mais je m'arrête. Je n'ai pas envie de me retourner. Mais je me retourne. Je n'ai pas envie de le saluer à mon tour. Mais je le salue.

Fichue bonne éducation qui m'empêche de faire ce dont j'ai envie ! Et pour le coup, je ne peux même pas accuser ma mère.

Qu'est-ce qu'elle dirait à ma place ?

— Je peux savoir ce que vous faîtes ici ? Dans mon bar ?

Son sourire s'étire. J'ai envie de lui piquer le restant de sa barre chocolatée.

— Il me semble que c'est un lieu public.

— Oui, bah les toilettes en face de la station de métro d'à côté, elles sont publiques, elles aussi. Je vous les laisse et je garde le bar, OK ?

Il a de nouveau ce sourire insolent. Il a dû s'en prendre des punitions à l'école...

— OK, mais à une condition.

... Mais sans doute pas assez.

Je lui jette un regard noir. De quel droit, il m'impose ses conditions ?

C'est le moment que choisit Gregory pour venir, tout sourire, à notre rencontre. Il me claque une bise sonore sur chaque joue.

— Je t'ai pas vue arriver ! T'es là depuis quand ? Tu me présentes pas ton ami ?

— Qui ? Lui ?

L'insolent me coupe la parole.

— On n'est pas vraiment des amis. Disons qu'on a une connaissance en commun... Une célébrité.

Il me fait un clin d'œil en terminant sa phrase.

Je soupire d'exaspération. OK, on est deux à plutôt bien connaître mon ex, et alors ? Si j'en crois sa toute nouvelle popularité, bientôt tout le monde pourra se targuer de tout savoir de lui.

Mon agacement échappe totalement à Grégory.

— Ah, elle t'a parlé de sa mère ! Tu dois être spécial, alors ! ( à ce stade là, je sens la catastrophe venir et tente de faire des signes désespérés à mon cousin éloigné ) Elle ne raconte presque à personne qu'elle est la fille d'Aria Fleury !

Je ferme les yeux en encaissant le coup. Je lui offrirai un cours de langage des signes pour Noël.

C'est vrai, les personnes au courant de mon lien de parenté avec l'actrice se comptent sur les doigts d'une main. Je n'en ai même jamais parlé à aucun de mes ex depuis Loser2. Je disais qu'elle était morte comme mon père. J'attendais le bon moment pour rétablir la vérité mais il ne venait jamais.

L'autre a des yeux gros comme des pots de 850 g de Nutella.

Gregory, fidèle à lui-même, ne se rend compte de rien.

— Bon, on se met tous ici ?

Il montre la petite table où est installé Bastien. Moi, je rêve de me cacher dessous.

Les deux nouveaux meilleurs amis poursuivent leur conversation comme si je n'étais pas là.

— Je paie ma tournée ! J'ai eu une promotion !

L' autre le félicite chaudement.

Ils commencent à parler boulot. J'ai le temps de m'avaler deux cocktails.

Tandis que je compte le nombre de minutes que vont mettre mes glaçons à fondre au fond de mon verre, les hommes poursuivent leur discussion.

Gregory est impressionné par le CV de Bastien.

— Journaliste et biographe ! Bah merde, alors ! Moi qui étais fier de devenir chef d'une pizzeria !

— Oh, crois-moi, ce n'est pas aussi glamour que ça en a l'air. Je bosse seulement à l'occasion, pour Le Petit Hebdo...

Gregory fait une moue qui signifie clairement qu'il n'a jamais entendu parler de ce torchon. Comme quoi, quand il veut, il n'est pas si mauvais en langage des signes.

J'en profite pour intervenir :

— C'est pas le journal qu'on distribue gratos à la sortie du métro ? Celui qu'on jette direct à la poubelle ou qu'on refile à mamie pour son feu de cheminée ?

Bastien a un léger sourire et baisse les yeux.

Il est bon acteur, je m'en veux presque.

Il hausse les épaules en ajoutant :

— Et puis, les bio, c'est franchement pas mieux. Il n'y a même pas mon nom sur la couv'. Je me démène comme un fou et c'est toujours la célébrité qui récolte les lauriers et la thune...ça paie très mal.

Une fois qu'il quitte son air arrogant, il en devient presque sympathique. Mais je reste sur mes gardes.

Je vois bien au fond des pots de Nutella, à chaque fois que nos yeux se croisent, qu'il n'a pas oublié le scoop que lui a révélé Grégory.

Je suis la fille d'Aria Fleury. Il le sait. Et je pressens que je n'ai pas fini d'en entendre parler.

(A)muse-moi ! (terminé) * Finaliste concours Fyctia "Sorcières" *Où les histoires vivent. Découvrez maintenant