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" Quand elle m'a murmuré : Moi aussi, je t'aime , bien sûr, je ne l'ai pas crue. Une coïncidence comme celle-là, ça n'arrive qu'une fois par siècle !" Pensées éparses d'un rabat-joie - Abel Castel

Je reste tard au boulot pour trier mes dossiers, corvée que je remets au lendemain depuis bien trop longtemps. C'est un vrai foutoir sur mon bureau.

Mme Peignot, que je suis depuis plus de deux ans pour des troubles obsessionnels compulsifs du rangement, a fixé sans ciller la pile bancale de mes dossiers de 14 h 15 à 14 h 58. Au début de notre séance, il y avait de l'effroi dans son regard. Puis, j'ai vu l' angoisse monter progressivement en elle. Il est vrai que si ça lui était tombé sur la tête, j'aurais encore dû faire marcher l'assurance. Je préférerais m'abstenir. Le gars que j'ai eu au téléphone pour régler ce problème de tentative de suicide à la cravate s'est montré très peu concerné par la mort de mon lustre. Les gens qui travaillent dans les assurances, ils ont un cœur de pierre.

Mme Peignot était proche du désespoir à la fin de la consultation. La conscience professionnelle m'ayant rattrapée, j'ai été obligé de lui dire - à contrecœur - que, non, elle ne pouvait pas m'aider à ranger. Ma patiente s'est sentie coupable. Elle qui croyait aller mieux, elle rechutait.

En fait, n'importe quelle personne normalement constituée - ou du moins dotée de la vue - aurait eu des raisons de paniquer face à cette tour de Pise de papier haute comme l'ego de ma mère. Mais j'avais un peu honte. Alors, je lui ai fait croire que tout ce bazar n'était qu'une mise en scène destinée à la tester. Et qu'elle avait malheureusement échoué. J'ai quand même noté sur mon agenda d'insister sur ses progrès mardi prochain (conscience professionnelle, bis).

Mon téléphone se met à sonner. Je pensais que Natacha était déjà partie.

Je décroche :

— T'es encore là ?

— Pas pour longtemps, j'ai ma doudoune sur le dos. Ton cousin est sur la ligne 2. Vu qu'il est déjà 19 h 30, je n'ai pas pu lui faire croire que tu étais en consultation, désolée. Je te le passe ! A demain !

Je n'ai pas le temps de réagir. Déjà une petite lumière rouge se met à clignoter au-dessus de la touche 2.

Merde. Manquait plus que lui. Gregory Marchais. Un cousin éloigné.

Enfin, c'est comme ça qu'on me l'a présenté. Je crois n'avoir jamais vraiment su quel était notre lien de parenté exact. Ma mère reste toujours floue dès que le sujet de l'arbre généalogique de la famille est abordé. Je ne sais même pas vraiment qui était mon père. Au début que je lui demandais, elle restait évasive : " un technicien rencontré sur un tournage, un type normal, quoi ". Elle devait imaginer que de savoir que ce n'était pas une star suffirait à me désintéresser de la question. Quand il m'était arrivé d'insister à de rares occasions, elle s'agaçait : " Il est mort Clem'. Qu'est-ce que ça peut bien faire ? Il ne risque pas de t'emmener au stade voir ton premier match de foot ! " J'ai fini par arrêter de poser des questions. Sur mon père biologique et plus globalement, sur les membres de la famille.

Je sais quand même qu'elle considère les parents de Gregory comme des "ploucs". Personnellement, je me fiche qu'il soit un plouc. J'apprécie même sa compagnie la plupart du temps. Mais Gregory ne m'a pas appelée sur mon portable. Il m'a appelée au cabinet. Ce qui ne peut signifier qu'une chose : Il va mal, il déprime ou il n'a plus un rond.

En résumé, ça ne va pas.

En tant que psy, je trouve ça très intéressant que son subconscient choisit toujours de me contacter au cabinet plutôt que directement sur mon portable quand ça va mal.

En tant qu'humaine parfois crevée après une journée de boulot, je trouve ça juste pratique.

Avant de répondre, je me demande toujours si je suis prête à entendre ses jérémiades ou s'il ne serait pas préférable de demander à Natacha de filtrer l'appel.

Pour le coup, je n'ai pas le choix, je vais devoir décrocher.

— Salut Clem' !

Tiens, je ne m'attendais pas à ce ton enjoué... Je le salue à mon tour en évitant scrupuleusement la question : comment vas-tu ? Mais, à ma grande surprise, il ne se plaint pas. De rien. Il m'invite à boire un verre dans un bar où nous avons nos habitudes.

Je trouve ça curieux.

— C'est pour ça que tu me joins au cabinet ?

Il m'explique qu'il a essayé sur mon portable et je me rends compte que je n'ai pas pensé à désactiver le mode silencieux après ma dernière consultation.

— Bon alors, on va le boire ce coup ? Je te préviens, tu ne peux pas dire non ! J'ai quelque chose à fêter ! J'ai eu une promotion ! Une sacrée promotion ! Je suis le nouveau chef-cuisinier du " Slice of Italy " ! Je paie ma tournée !

Je reste interdite. " Slice of Italy "... Pourquoi ce nom me dit quelque chose ? Aux dernières nouvelles, Grégory livrait encore des pizzas à 39 ans... Et depuis quand il prend son portefeuille avec lui quand il invite quelqu'un à sortir ?

Il insiste :

— Allez, ne me dis pas que t'as mieux à faire que de célébrer la chance de ma vie !

Je regarde la pile de dossiers. La flemme. De toute façon, le jour où tout finira par s'écrouler je serais bien obligée de faire du tri.

Je raccroche et tout en me préparant à partir, j'essaie de me remettre du choc de la nouvelle. Gregory est le nouveau chef d'un restaurant dont le nom me dit quelque chose. Je repense à Loser3 et à son succès fulgurant. Décidément, les gens changent. Quand je pense que ce Bastien Reno est même en train d'écrire une biographie sur mon ex. C'est dingue !

Enfin, en même temps, ce type semblerait capable d'écrire une biographie sur n'importe qui. L'autre jour, j'ai presque cru qu'il allait commencer la mienne.

Il m'a posé tout un tas de questions indiscrètes :

— Et pourquoi vous vous êtes séparé ?

— Et pourquoi vous vous êtes mise avec lui ?

— Et pourquoi vous êtes restée précisément deux mois avec lui ?

Sérieusement ! J'avais l'impression d'entendre ma filleule : Et pourquoi le soleil il brille ?

J'ai répondu vaguement tandis qu'il notait sur son carnet. Après tout, j'allais lui facturer mes réponses 55 euros la demi-heure. Mais quand il s'est mis à me poser des questions encore plus personnelles, j'ai pris peur.

— Vous avez eu combien d'hommes dans votre vie ?

J'ai barré " éjaculateur précoce " de ma feuille, ai souligné plusieurs fois " psychopathe " et l'ai mis à la porte en lui indiquant que ma secrétaire s'occupait des règlements et qu'elle prenait la carte bleue.

Ce n'est qu'un peu plus tard que je me suis rendu compte de mon erreur. Ce Bastien Reno pouvait très bien être psychopathe ET éjaculateur précoce.

***

J'arrive au bar, accueillie par une bouffée de chaleur, des notes de jazz en fond sonore et une entêtante odeur de café. J'ai un peu l'impression d'y être chez moi. Je fréquente cet endroit sans prétentions, coincé entre un vieux pressing et une épicerie bio, depuis une bonne dizaine d'années. J'ai vécu le changement de propriétaire et de décoration intérieure qui allait avec sans que rien n'entache mon attachement pour l'établissement. Il n'y a pas grand monde aujourd'hui, classique pour un soir de semaine. Je repère Grégory à une table. Il ne m'a pas encore vue. Je m'apprête à me diriger vers lui, tout en commençant à déboutonner mon manteau, quand un autre visage un peu en retrait sur ma droite attire mon attention.

Stupéfaite, je reconnais... Bastien Reno.

Qu'est-ce qu'il fiche, ici, lui ? Ce n'est pas un habitué, je ne l'ai jamais vu dans ce bar !

Je me rends à l'évidence : ça ne peut pas être une coïncidence. D'une manière ou d'une autre (peut-être qu'il a interrogé exLoser3), il savait que je fréquente régulièrement ce lieu et qu'il aurait des chances de m'y rencontrer un de ces soirs.

Cette fois, c'est sûr : c'est un psychopathe.

(A)muse-moi ! (terminé) * Finaliste concours Fyctia "Sorcières" *Où les histoires vivent. Découvrez maintenant