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" Le bonheur, c'est d'ouvrir le journal et de ne pas se voir dedans " - George Harrison

J'essaie d'oublier Bastien. J'essaie d'oublier la présence de ce tiroir dans lequel j'ai remisé la photo qu'il m'a offerte pour ne plus la voir en attendant de décider de son sort. J'essaie de ne pas penser à lui quand mes yeux tombent sur le frigo et l'emplacement vide où était accroché le règlement de notre colocation, lorsque je vois le bol qu'il utilisait tous les matins, lorsque je passe devant son ancienne chambre ou même quand une publicité à la télévision annonce une énième rediffusion de la saga Star Wars. Pfff. Ils nous font le coup tous les ans à la période des fêtes.

Tenter d'oublier Bastien c'est comme espérer ignorer que Noël approche. Impossible. Les signes sont partout. A chaque coin de rue, chaque morceau de ciel, à la télévision, sur Internet, jusqu'à mon travail. Les patients ne parlent que de ça au cabinet. Pour bon nombre d'entre eux, les fêtes sont source d'angoisse.

Je me demande comment Bastien va passer les siennes. Est-ce qu'il ira chez ses parents ? Personnellement, je passe chaque Noël avec ma mère. C'est une sorte de tradition. Mais cette année, elle a invité Alfredo. Je ne sais pas trop quoi en penser. C'est une première. Je me dis que la présence d'un tiers ne pourra que détendre l'atmosphère encore tendue entre nous depuis le soir de l'inauguration des illuminations. D'un autre côté, j'espère qu'elle ne refera pas un sketch comme la dernière fois dans le seul but d'impressionner cet homme. Je ne pourrais pas le supporter. Je suis déjà à fleur de peau.

Mon portable sonne. L'écran affiche : " Gros connard ". Je pousse un cri d'exaspération, seule dans mon appartement. Comment arriver à ne plus penser à lui, si en plus il continue de m'appeler ?! Le père-noël, lui, au moins, à la décence de ne pas vous solliciter par téléphone. Je ne réponds pas. Il abdique au bout de huit tentatives. Je constate qu'il a laissé trois messages sur mon répondeur. Je les ignore. Je n'ai pas envie d'écouter ce qu'il a à me dire.

Ma journée se déroule plutôt normalement. Deux patients se bagarrent dans la salle d'attente. Natacha joue les arbitres. Bastien me rappelle deux fois. Je perds un peu le fil de la conversation durant ma neuvième consultation mais ma cliente n'y voit que du feu. La routine. Jusqu'à ce que la doyenne, Mme Cosson, prenne place à son tour sur le divan en fin d'après-midi.

— Vous avez l'air de le prendre plutôt bien.

Je me demande de quoi elle parle. Est-ce quelle fait référence à la dispute qui a éclaté dans la salle d'attente ? A la colère de ma dernière patiente qui est sortie brusquement de mon cabinet en clamant que je n'étais qu'une incompétente notoire ? Ou simplement au fait qu'il ne reste plus que quelques jours avant Noël ?

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, ce Bastien Reno... C'est bien comme ça que vous aviez dit qu'il s'appelait ?

Je suis surprise qu'elle se souvienne de son nom. Je ne me rappelais même plus lui avoir donné son identité. En revanche, je me souviens lui avoir raconté notre nuit en détails. Mme Cosson a beau ne plus très bien entendre, il ne fait aucun doute qu'elle a, en revanche, une excellente mémoire.

J'acquiesce, un peu perdue. Pourquoi me reparle-t-elle de lui, subitement, aujourd'hui ?

— Eh bien, je pensais qu'après avoir lu son article dans le journal, vous seriez un peu déboussolée. D'ailleurs, j'ai appelé votre secrétaire ce matin pour savoir si vous seriez présente au cabinet, aujourd'hui. Mais vous avez raison de le prendre comme ça ! Les hommes ne méritent pas qu'on pleure pour eux. Et puis, pour rester indépendante, il ne faut pas s'arrêter de travailler. L'indifférence est la plus belle réponse que vous pouviez lui faire. Même si je crois que moi j'aurais été prête à le faire virer de son boulot au journal... Bon, évidemment, la vengeance ne résout...

Je suis obligée d'interrompre sa logorrhée en parlant assez fort pour me faire entendre.

— Excusez-moi, mais de quel article parlez-vous ?

Mme Cosson se tait soudainement et me dévisage avec des yeux de chouette sous ses lunettes.

— Oh, ma pauvre petite ! Vous n'êtes pas au courant ? C'est donc pour ça que vous aviez l'air aussi calme.

Elle secoue la tête, respire lourdement en se penchant pour attraper le journal plié dans son panier en osier au pied du divan. Elle reprend sa position initiale en dépliant l'hebdomadaire, légèrement essoufflée par le petit effort physique qu'elle vient de faire.

Je reconnais tout de suite la typographie Le Petit Hebdo. Puis les mains ridées de la vieille femme se décalent légèrement laissant apparaître la photo à la une. Mon cœur rate un battement. C'est moi qui suis en couverture ! Choquée, je reste interdite tandis que réajustant ses lunettes sur le bout de son nez, Mme Cosson débute la lecture de l'article.

Déboussolée, quelques bribes résonnent dans mes oreilles :

" Fille d'Aria Fleury "

" Muse "

" Benoît Lecave "

J'ai la nausée.

Ma patiente interrompt sa lecture, soucieuse.

— Vous êtes pâle comme un linge, ma pauvre petite... Est-ce que vous voulez que je continue ?

Je secoue la tête. Je n'arrive pas à croire ce que je viens d'entendre. J'avais presque cru qu'il était sincère avec ses excuses. Quelle sombre idiote ! Après avoir essayé de sortir avec moi pour trouver l'inspiration et parvenir à ses fins, il s'est maintenant servi de mon histoire, de mon nom, de mon lien de parenté avec Aria Fleury pour faire un scoop ! Sans doute, espère-t-il faire décoller sa carrière de journaliste à défaut de celle d'écrivain ! Je n'arrive pas à croire qu'il ait osé me faire ça !

La colère est en train de prendre le pas sur le choc. Je me lève d'un bond et arrache le journal des mains de Mme Cosson qui me regarde avec pitié. Je suis absorbée dans ma lecture. Ma patiente lit avec moi par dessus mon épaule et me demande innocemment :

— Au fait, c'est qui cette Kadachiante ? Aria Fleury, ça me dit vaguement quelque chose... Mais ce nom là...

— C'est une fille dont la taille du postérieur est proportionnelle à celle de son compte en banque ! Rien à voir avec moi !

— Ah, d'accord, fait la vieille dame comme si ma réponse avait suffit à lui faire comprendre qui était la star.

Je lis à voix haute.

— Benoît Lecave, star montante du cinéma ! N'importe quoi ! Vous connaissez un acteur qui s'appelle Benoît Lecave, vous ?

Je lui montre l'une des photos qui illustrent l'article.

— Vous l'avez déjà vu quelque part, vous ?

Mme Cosson réajuste une fois de plus ses lunettes sur son nez et se concentre sur le cliché que je lui désigne du doigt.

— Absolument pas.

Je jubile :

— Voilà ! C'est bien ce que je dis ! Cet article n'est qu'un ramassis de conneries !

Furieuse, je chiffonne le journal et le jette dans ma corbeille à papier.

Je suis contente que la vieille dame n'ait pas reconnu Loser2. Pour moi, c'est une preuve qu'il n'est pas si influent que le laisse supposer Bastien dans son article. Même si Mme Cosson ne reconnaîtrait sûrement pas Jean Dujardin si elle le voyait en photo et qu'elle dit Kadachiante au lieu de Kardashian.

— Je préfère vous voir comme ça, déclare finalement ma patiente en récupérant son panier en osier. Il ne faut pas vous laisser faire. Vous êtes une battante et une bonne âme, vous valez mieux que lui. Bon courage et à la semaine prochaine pour notre prochaine séance.

Je la remercie tandis qu'elle se dirige vers la porte. Un instant, je m'apprête à l'imiter. J'avais presque oublié que c'était moi la psy et non l'inverse.

Les heures suivantes, j'essaie de relativiser. Personne ne lit ce journal de toute façon. A part Mme Cosson mais, hormis son chat, elle n'a pas de proches avec qui partager le scoop. D'ailleurs, Rose a raison. Tout le monde se fiche probablement que je sois la fille d'Aria et personne ne croira à cette histoire ridicule de muse.

(A)muse-moi ! (terminé) * Finaliste concours Fyctia "Sorcières" *Où les histoires vivent. Découvrez maintenant