chapter nine

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audio : Worry about me ~ Ellie Goulding/Blackbear
[PdV Cora]

  Janvier. Je me tourne dans mon lit, remettant le bout de mon nez sous la couette chaude. Ma chambre est illuminée par une lumière blanche provenant d'un soleil dissimulé par une épaisse couche de nuages.
Nous sommes en 2021. Je n'arrive pas y croire. Chaque année, depuis ma plus tendre enfance, j'ai essayé de rendre le passage d'une année à une autre le plus magique et unique possible. Avec Liz, nous avions même décidé de rédiger une liste d'idées de choses à faire pour la première fois. Cette année, j'avais prévu quelque chose de spécial, du genre, faire ma première fois avec Lewis. Mais il faut croire, que cette année les choses ont changées, en quelque sorte.
Je n'arrive pas à croire à la disparition de Jade. Pour moi, elle est toujours dehors, en train de se moquer de nous tous, préparant le plus gros prank de son existence, attendant dans l'ombre, haletante, pour sortir et bondir sur nous. C'est tout simplement impossible qu'elle ne soit... plus là.
J'avais l'habitude d'avoir des discussions philosophiques avec elle, sur toutes sortes de sujets. Nous nous allongions sur mon lit, et nous contemplions les étoiles briller dans le ciel. Nous pouvions parler pendant des heures comme cela. J'adorais écouter sa voix devenir un peu rauque à force de parler intarissablement. Parfois, ma sœur intervenait, nous hurlant de la fermer, un coussin appuyé fermement sur le visage. Ce qui, vous l'imaginez, nous incitait à parler plus fort et pendant plus de temps. La plupart du temps, cela finissait en le départ d'une Liz énervée, qui passait la nuit sur le canapé du salon.
Je croise mes mains à l'arrière de ma nuque, sur mon oreiller, comme Jade le faisait autrefois. C'est idiot mais j'aime à l'imiter ces derniers temps. Cela me permet de cultiver son souvenir, de la faire revivre.
Mais souvent, la réalité me rattrape brutalement. Comme quand j'allume mon téléphone et je vois toutes les stories en hommage à Jade défiler sur les réseaux sociaux. Je vois son visage angélique partout. Ses longs cheveux blonds comme le blé avec sa frange légèrement en bataille, des yeux noisettes absolument adorables, son regard franc, et les petites fossettes qui se forment quand elle rit. Riait.
  Je n'arrive pas à croire que je n'entendrai plus jamais son rire. Son rire mélodieux et si communicatif, qui se transformait parfois en un grognement de cochon lorsqu'elle ne parvenait pas à s'arrêter. Elle m'avait dit un jour que pour elle, le rire définissait une personne. Je n'avais pas compris à ce moment-là mais je crois que je comprends maintenant. L'affection qu'on éprouve pour une personne se forme premièrement parce qu'elle dégage. Si l'individu présente un grain de voix qui se veut amical, un regard chaleureux ou un sourire sincère, notre impression va forcément devenir positive.
  Un léger frappement contre le mur menant à la chambre me signale l'arrivée de quelqu'un. Je ne bouge pas et n'émet pas de bruit, faisant croire que je dors encore. Comme cela, la personne indésirable s'en ira de son propre chef.
  Apparemment le destin en a décidé autrement puisque ma mère entre, un plateau comportant des pancakes au sirop d'érable, un verre de jus d'orange et une théière à la main. Elle parle d'une voix mielleuse.
  - Bonjour, ma chérie.
  Une des choses qui m'énerve énormément depuis... le drame est que tout le monde s'adresse à moi comme à une fillette de cinq ans. Je suis déprimée, pas débile.
  J'entends le pas de ma mère se rapprocher sur le parquet grinçant jusqu'à ce que je sente une masse sur la couette à côté de moi. Elle pose le plateau et je sens sa main se rapprocher de mon visage mais son geste est interrompu.
  - Comment ça va aujourd'hui ? me demande-t-elle avec son ton doucereux.
  J'ai envie de hurler. De tambouriner, casser. Une colonne de colère se développe dans ma poitrine. Comment tu penses que ça va ?! Comme si c'était différent d'il y a deux semaines... je pense. Mais bien sûr, je ne réponds rien.
  - Tu sais que tu peux me parler, hein ? Même si je ne peux en rien imaginer la douleur qui t'habite.
  Cette fois, elle me caresse les cheveux. Mon corps se tend d'une manière perceptible. Elle cesse son geste et je l'entends se relever et quitter les lieux.
  - Tu sais où me trouver. Ah, j'oubliais ! Lewis est passé toute à l'heure. Tu dormais, donc je lui ai dit de repasser plus tard. Je voulais l'inviter à dîner. Qu'est-ce que tu en dis, ma puce ?
  Ma mère marque une pause. Elle attend une réponse. Que je ne lui donnerai pas. Mes lèvres sont sèches et scellées à cause du manque de bavardages.
  - Ne te ferme pas aux autres ainsi, ma chérie. Sors, va voir tes amis, c'est le seul moyen de passer cette période de deuil.
  Sur ces mots, elle quitte la pièce. Je saisis mon oreiller et le colle sur mon visage. D'un coup, j'ouvre les lèvres. Un hurlement strident sort de mon être. Je le sens parcourir mon corps entier, comme des fourmis, me faisant hérisser le poil. J'hurle sans m'arrêter, toute la peine sans nom que j'ai ruminé depuis des semaines. Je la sens se déferler entre les murs de ma chambre, rebondir, revenir à l'intérieur. Et pendant que je crie, des larmes ruissellent sur mon visage. De plus en plus dense, de plus en plus nombreuses. C'est la réponse purement physique que me propose mon corps. De l'eau pour éteindre le feu. Mais le feu est trop grand, trop puissant. Il ravage tout, me fait mal.
  Quand je m'arrête de hurler, que le silence succède au vacarme, je me sens vide. Pendant un temps. Je continue à sangloter bruyamment, sentant une boule douloureuse grossir à l'intérieur de ma gorge. Cette dernière me brûle, asséchée.
  En bas, c'est presque comme si le monde avait cessé de tourner. Les discussions ont stoppées brutalement. Ils doivent croire que je deviens folle. Si seulement.
Le truc, c'est que je ne réalise pas encore très bien ce qu'il s'est passé. Et le fait de sortir de ma chambre, cette petite bulle de confort, me forcerait à retourner brutalement au monde des vivants. Je sais que je suis dans une période de déni, mais égoïstement, je refuse d'en sortir.
  J'essaie de me lever de mon lit et de faire quelques pas à travers la chambre mais mes jambes sont si ankylosées que je suis forcée de me rasseoir. En même temps, je ne sais pas ce que je pensais, que j'allais miraculeusement peter la forme après deux semaines de dodo intensif ? Certainement pas.
  Je réitère l'opération, essayant de tenir debout un peu plus longtemps. Je jette un coup d'œil à mon reflet dans le miroir. J'ai maigri considérablement, comme le prouve mes clavicules, qui sont beaucoup plus visibles qu'avant. Mes cuisses se sont amincies également. Il en de même pour mon visage, j'ai un teint de cire et mes joues se sont creusées. Je ressemble à un squelette. Mes yeux au reflet vide se mettent à piquer face à ma condition physique désolante. En même temps, je ne sais pas à quand remonte la dernière fois que j'ai mangé.
  J'essuie furtivement mes yeux embués. Je n'avais pas autant pleuré depuis... depuis jamais, en fait.
  Je lance un coup d'œil au délicieux petit déjeuner dans mon dos. Je prend un morceau de pancake. Un feu d'artifice de saveurs oubliées a lieu dans mes papilles. J'engloutis rapidement le reste de mon petit déjeuner.
  Je regarde mon téléphone. Il est onze heures. Je lâche un long soupir que je sens venir des fins fonds de mon âme. Je sais pertinemment que la disparition de Jade restera une blessure qui restera à vie. Cependant, je crois au fait que ce sera plus vivable avec le temps.
Alors, je décide de prendre deux résolutions : une, prendre une douche, car le besoin est plus fort que jamais, et deux, trouver l'assassin de Jade. La première décision se règle en quelques minutes tandis que la deuxième prendra un peu plus de temps. Et pour cela, j'aurais besoin de mes amies.
J'enfile un jogging et lace mes baskets. Après avoir saisi mon portable à la volée, je descends les deux salves d'escalier qui mène à mon salon, étant le siège d'un championnat de MarioKart. Les occupants du canapé lèvent néanmoins des yeux un peu ébahi vers moi tandis que je franchis la porte d'entrée. Même Dory émet un petit jappement en levant son regard de chienne battue vers moi. Il faut dire qu'ils ne s'attendaient sûrement pas à me voir sortir de ma planque avant noël prochain. Et tout compte fait, moi non plus.
Je m'éloigne à grands pas de ma demeure, histoire de m'épargner l'interrogatoire de ma mère et Liz. Je branche deux écouteurs sans prendre soin de démêler le sauvage noeud entre les fils. J'accélère le pas, histoire d'accélérer le bout de chemin que j'ai à parcourir. Je n'ai aucune envie de prendre le bus car cela signifierait confronter les questions et condoléances de tous les étudiants empruntant les transports en commun au même moment. Bref, il me faudra me contenter de cette marche rapide improvisée. J'avoue que j'ignore même comment il est métaphysiquement possible que je puisse déambuler à travers la ville alors que mes jambes et autres membres de mon corps sont restés complètement immobiles pendant quinze jours.
J'arrive rapidement vers le centre commercial le plus populaire de Sacramento, le Arden Fair Mall, là où l'on avait l'habitude de se retrouver pour passer de bons moments, avec les filles.
  Je marche tête baissée, ne pouvant témoigner de présences extérieures en comptant les pieds des passants. La capuche remontée sur la tête et le reste de ma tenue assez laissée-allée, je dois passer pour une délinquante aux yeux des mondains.
  Je dégotte mon téléphone de ma poche pour changer de playlist, de préférence une plus adaptée à mon tempérament actuel. Je défile la longue liste de possibilités et m'arrête finalement sur une compilation de bons morceaux de rap américain, à la fois récents et plus anciens. Mon cœur ressent une légère pression quand je pense à Jade, qui avait l'habitude de me taquiner sur le fait qu'il était probable que je finisse DJ dans des boîtes de nuit que je trouve l'amour de ma vie. A quoi, je répondais par une moue crispée que je voulais comique, pour éviter de monter la réelle vexation qu'il y avait derrière.
  Un bruit de roues surgit à ma gauche. Je lève brusquement la tête, ce qui me vaut d'effrayer le skateur qui me frôle à toute vitesse. Sa planche à roulettes s'en va gambader un peu plus loin tandis qu'il finit par terre. J'accélère le pas, dans le but d'éviter la série de noms d'oiseaux qui s'apprête à suivre.
  Mes joues se mettent à flamboyer et je sens une rougeur se répandre au niveau de ma nuque et au-delà. J'ai l'impression que tous les regards sont rivés sur moi. Une sensation de malaise monte progressivement dans tout mon corps, rapidement suivie de tremblements incontrôlables. Quelque chose touche mon épaule, que je soupçonne être une main compatissante, mais je n'ai pas le temps de découvrir ce que c'est puisque je fais l'un des plus gros sprints de ma vie.
  Une fois à certaine distance d'un foyer de population, je retrouve une vitesse et un rythme cardiaque normal. Cependant, la sensation de malaise revient au pas de course, ce qui m'oblige à accélérer le pas à nouveau, histoire d'atteindre des toilettes avant de dégobiller les pancakes du petit déjeuner dans la haie la plus proche.
J'aperçois à présent la large demeure blanche de Danna. Je remarque qu'il n'y a pas de voitures garées dans l'allée, mais ce n'est rien d'inquiétant puisque mon amie n'est pas en âge de conduire. Je prie tout de même pour qu'elle n'est pas choisi le moment de ma visite pour aller faire une promenade de plaisance.
Je toque quelques coups sur la porte en bois massif et attend quelques instants. Ne recevant pas de réponses, je décide d'envoyer un message puis deux, sur le cellulaire de mon amie. Un ange passe, et ayant marre de poireauter, je décide de contourner sa maison, afin d'entrer par la terrasse. Ainsi, je n'aurais pas l'air d'être entrée comme une touriste par la porte d'entrée, ni de me trouver par effraction puisque le passage par l'allée est accessible par tous.
Je contourne la large étendue d'eau miroitante - à la regarder briller de manière si attrayante, on oublierait presque que nous sommes en plein mois de janvier - et me rend directement à l'intérieur de la maison. Comme par miracle, la porte coulissante coulisse.
  Il n'y a pas un seul bruit dans la maison, si ce n'est le léger ronronnement des appareils électroménagers. On dirait presque que la maison a été abandonnée, compte tenu de la semi-pénombre qui envoûte la salle de séjour.
  J'appelle le prénom de mon amie, à plusieurs reprises, mais sans grand succès.
  Mes pas me mènent presque seuls à l'étage, où se trouvent les salles à coucher. J'entends de la musique émaner d'une pièce à proximité. Il s'agit d'une Allys, allongée sur le ventre sur son lit Queen-size, le regard rivé sur son portable d'où émane des dizaines de musiques à la minute. TikTok donc.
  - T'es pas en cours ?
  Elle sursaute un peu, puis tente de cacher son étonnement par un air blasé.
  - Non.
  Je savais que cette fille n'était pas trop du genre pipelette mais je n'imaginais pas qu'elle avait moins de conversation qu'un mur.
  - Danna est là ? je retourne à la charge.
  Elle hoche légèrement le visage et indique un bout du couloir d'un mouvement de menton. Je la remercie avant de tourner les talons.
  De la chambre en question, toutes sortes d'odeurs s'évadent. Cela va d'une légère eau de toilette Chloé à une odeur de chit, en passant par un parfum alcoolisé.
  Je pousse la porte, déjà entrebâillée pour y découvrir une grande perche brune à moitié dissimulée sous un bout de drap blanc, ainsi qu'un torse poilu.
Quoi ?
  Un homme se trouve dans le même lit que mon amie, la tenant faiblement dans ses bras dans une posture semblable à celle d'un ange déchu. Je suis paralysée, carrément prise au dépourvue. Je ne suis pas naïve, je sais pertinemment que Danna a sûrement la vie sexuelle la plus dense de mon groupe d'amies mais d'ici à la retrouver quasiment dans le feu de l'action... C'est trop pour moi.
  Je ne sais pas sur quel pied danser, si je suis censée me racler la gorge pour marquer ma présence ou simplement faire comme si de rien n'était. Toujours étant, il y a quelque chose de malsain à ma présence dans ce genre de situation.
  Je décide donc de tirer les larges rideaux beiges pour pourvoir la pièce d'un peu de lumière. Un grognement survient. Heureusement pour moi, il ne s'agit que de mon amie, sinon j'aurais sûrement péri de honte.
Elle me fixe sans bouger avec un regard embué de fatigue, ce qui me laisse me questionner de sa visibilité. Dans le doute, je passe ma main devant ses yeux.
- C'est bon je t'ai vu, dit-elle d'une voix rauque.
Elle passe sa main dans ses longs cheveux un peu sec et emmêlés et se lève du lit. Le drap qui nappait jusqu'alors sa peau bronzée tombe, me laissant pantoise face à son corps de déesse athénienne. Par réflexe, je tourne la tête, ayant toujours été très pudique, même avec mes amies.
- C'est bon, mon gars, je pense que tu m'as déjà vue toute nue, se moque-t-elle, un sourire narquois persistant sur ses lèvres.
Je rosis quelque peu, chose qui ne m'arrive que très rarement. Danna pouffe, revêt un t-shirt assez large, puis s'en va au chevet de l'homme poilu, toujours assoupi.
Je la vois s'agenouiller, inspirer une grosse bouffée d'air dans ses poumons.
- DEBOUT LÀ-DEDANS ! s'époumone la brunette.
Le pauvre homme frôle la syncope, se redressant d'un coup brusque, ses yeux ressemblant vaguement à deux soucoupes. Il attrape ses minces affaires éparpillées sur le sol, et s'en va aussi vite qu'il est arrivé, une main chastement posée sur son derrière inexistant.
Je ne peux m'empêcher d'éclater d'un rire franc, promptement suivie par une Danna encore endormie et - je le soupçonne face à la bouteille en verre abandonnée près du lit - soûle.
  L'autre se racle la gorge et pose ses mains dans le creux de sa taille.
  - Alors que me vaut le plaisir de ta venue ?
  Je réfléchis, me sentant un peu bête. En même temps, nous sommes amies je ne pensais donc pas avoir besoin d'une raison pour venir lui faire un coucou.
  - Rien. Tu me manquais.
  Danna sourit mystérieusement et me fait un clin d'œil. Elle sort de sa chambre tandis que je lui emboîte le pas assez naturellement jusqu'à son salon. Elle allume les lumières situées au plafond et la pièce est tout à coup plongée dans une ambiance bien plus agréable. Mon amie connecte son téléphone à la large baffle dissimulée dans un coin du mur après s'être assise sur une des chaises hautes du bar.
  - Oh, bonne année d'ailleurs, déclare-t-elle en voyant la date inscrite sur son écran de déverrouillage.
  Je souris distraitement.
J'espère que le pire est passé. Je ne me vois passer la nouvelle année sous ma couette.
  - Tu veux boire quelque chose ? me demande la brunette.
  Je refuse d'un mouvement de tête. Danna hausse les épaules tout en contournant le bar et se servant un verre de ce qui semble être de la vodka.
  - Vraiment ? je m'offusque. Dès le petit-déjeuner ?
  Elle me lance un regard noir puis boit son verre cul sec.
  - L'alcoolisme, c'est dans mes veines, déclare-t-elle. Sans mauvais jeu de mot.
  Un ange passe. Mon amie monte le son de la baffle, histoire de couvrir le blanc.
  - Comment ça va ?
  L'autre écarquille les yeux et fait des cercles sur son verre avec le bout de son index.
  - Autant je ne supporte pas cette phrase en temps normal, autant je n'avais jamais eu aussi besoin de l'entendre, est son énigmatique réponse.
  - Je crois que je vois ce que tu veux dire par là.
  - Non tu ne vois pas.
  Son ton est sec et tranchant au possible. Elle marque un temps de silence durant lequel elle se ressert un verre de vodka. Je la trouve trop généreuse sur les quantités, mais, comme d'habitude, je ne dis rien.
  - Le prends pas mal, Cora, reprend-elle après un petit moment, la mâchoire contractée et les yeux si serrés que des rides prématurées se forment, mais nos situations sont tous sauf semblables. Ne t'avise pas de me dire le contraire. J'imagine que tu as passé deux semaines avec une famille qui a tenté de te consoler, te préparer le petit-déjeuner, changer tes draps et te couvrir de tas d'autres petites intentions adorables. Crois moi quand je te dis que je rêverai d'être à ta place. Mon dernier repas de famille remonte à au moins mille jours, et les individus qui composent ma famille sont tout excepté apte à être affectueux et compatissant à mon égard. Ils n'ont pas été formatés pour cela. Alors oui, je fais n'importe quoi, je fume, je bois et je baise sans interruption. Mais j'ai putain de besoin d'un peu d'attention maintenant.
  Sa voix se coupe et des torrents se mettent à déferler du coin de ses yeux. Je la vois se couvrir le visage avec ses mains, dans le but de former un bouclier et dissimuler sa faiblesse au monde extérieur. Mon cœur se brise un peu plus en la voyant se détruire comme ça. Alors, je fais ce qui me semble être la seule chose faisable dans ce type de situation. J'encercle ses épaules de mes bras et pose sa tête sur la mienne. Cette opération demande de se dresser  légèrement sur la pointe des pieds vu nos cinq centimètres de différence mais cela a pour but de la faire un peu sourire.
  Nous tombons dans les bras l'une de l'autre et pleurons comme ça pendant une période de temps indéfinie. Nous nous arrêtons seulement lorsque Allys fait son apparition dans la pièce. Elle a la décence de ne pas faire de commentaire au vu des conditions actuelles.
  - Eh, j'interpelle Danna en essuyant la larme roulant sur sa jolie joue, ça te dirait de sortir un peu et d'aller voir les filles ? Histoire de se changer un peu les idées.
  Je vois l'ombre d'un sourire se dessiner sur son magnifique visage. Elle oscille un peu le visage sur le côté, ce que j'interprète comme un signe d'approbation.
  - Par contre, il faut que je me change d'abord.
  Je désigne nonchalamment mon t-shirt souillé de larmes intempestives, de salive aussi et d'une curieuse et puissante odeur d'alcool.
  Je fais un rapide aller-retour à l'état puis saisit la main de mon amie et la tire hors de son foyer.
***
  La maison de Patience se trouvant seulement à quelques pâtés de maison de celle de Danna, nous décidâmes de nous y rendre d'abord. Durant le trajet, la brunette me tient la main d'une manière adorable. En la dévisageant, je remarquais cet air insouciant que je n'y avais pas vu depuis des années, sûrement dû à ses yeux aux abois et ses traces de mascara, seul défaut sur son visage immaculé.
  Une fois arrivée devant la modeste maison de la grande rousse, je tire la sonnette. Presque aussitôt, une voix déchire l'atmosphère.
  - Dégagez de chez moi ou j'appelle la police !
Je lance un regard à la brunette. Elle hausse les épaules avant de poser sa main sur la poignée de la porte. Celle-là ne bouge pas.
- P. arrête tes conneries. C'est moi, Danna.
On entend le bruit de rouages qui se débloquent puis la porte s'ouvre sur une Patience en débardeur blanc, short de sport et avec une queue de cheval réunissant ses longs cheveux roux brillants. Elle arbore une batte de baseball sur son épaule droite. De belles cernes d'un noir violet ornent ses yeux, largement révélées par sa peau quasiment translucide.
- Woah, une batte, carrément ? ironise la brune.
- Ferme la. Et rentre, répond-elle. Salut Cora.
  Nous entrons à sa suite tandis qu'elle verrouille la porte à nouveau.
  - Tu nous explique ? je demande.
  - Mon adresse a fuité je ne sais comment sur les réseaux sociaux ce qui a fait que plusieurs journalistes se sont pointés chez moi et ont tenté de rentrer, soupire la rousse.
  - Mais c'est n'importe quoi ! je m'indigne. J'espère qu'ils ne faisaient pas partie de l'équipe de ma mère auquel cas ils se feront passer un savon !
  L'autre hausse les épaules, l'air désinvolte.
  - This Is America !
  Nous discutons légèrement, elle nous demande comment l'on va, nous propose un verre. En allant aux toilettes, je jette un regard vers la porte entrebâillée de la chambre de Patience. Il y règne un désordre caractéristique, composé d'assiettes sales, de pots de médicaments presque vides, de vêtements laissés à l'abandon à même le sol. Un grand panneau coloré est accroché sur le mur, sur lequel des ficelles colorées ont été tirées entre des photographies d'un tas de personnes, parmi lesquelles j'ai remarqué la mienne. Une sueur froide me dégouline le dos. Cela ressemble étrangement au plan d'attaque d'un meurtrier dégénéré et psychopathe.
  - Euh, Patience ? j'appelle avec une voix assez haut-perchée.
  - Oui ? me répond-elle depuis le salon.
  - Tu peux venir deux secondes ?
  Elle se poste près de la porte de sa chambre, m'interrogeant de ses yeux couleur lagon. Pour toute réponse, je lui pointe le panneau du doigt. Elle fuit mon regard puis baisse la tête.
  - Je vais appeler Veronica.
***
  - Je n'ai pas été complètement honnête avec vous, quand vous avez débarqué toute à l'heure, les filles, déclare Patience un quart d'heure plus tard alors que Veronica nous a rejoint. Le truc, c'est que j'avais un peu peur que vous me preniez pour une folle.
  Elle part d'un petit rire nerveux. Je lui lance une moue compatissante.
  - J'ai passé les deux dernières semaines à tenter de collecter les informations qui pourraient expliquer la subite mort de Jade.
  L'ambiance se refroidit considérablement dans la chambre. Je ne sais pas pour les filles mais je n'ai certainement pas été habituée à ce que l'on me balance ce genre de mots aussi durs et évocateurs aussi naturellement. J'ai plutôt été habituée à des euphémismes tels que « depuis qu'elle est partie », « sa disparition » mais jamais des expressions aussi abruptes et directes que « sa mort » ou « son meurtre ». Ça me donne froid dans le dos. Un goût métallique remplit le fond de ma gorge.
  - Tout ça pour dire que, comme vous avez dû le remarquer à mon visage, je n'ai pas beaucoup dormi ces derniers temps...
- Alors que moi je n'ai fait que ça, je la coupe.
Patience me lance un regard vide sûrement dû à son manque de sommeil mais où je peux jurer intercepter une lueur d'amusement.
  - Bref, il fallait donc que je m'occupe et je me sentais mal de ne rien faire pour essayer de lui rendre justice par moi-même, reprend Patience. J'ai donc progressivement construit ce panneau reprenant approximativement toutes les interactions sociales de Jade dont j'ai réussi à avoir connaissance. Ma mère m'a évidemment déconseillé de faire cela, me disant que ce n'était pas très bon pour ma santé mentale qui n'était déjà pas très équilibrée.
  Je jette un coup d'œil vers les flacons de médicaments que j'avais remarqué un peu plus tôt. La rousse intercepte mon regard. Je fais donc mine de ne rien avoir remarqué pour ne pas l'embarrasser davantage. On saluera mes compétences d'actrice.
  - Ça t'a mené quelque part ? intervient Veronica d'une toute petite voix.
  - Au début, oui. Mais il semblerait que je sois dans une impasse.
  Personne n'ose vraiment demander de détails à la detective en herbe donc une chape de silence tombe dans la petite chambre aux murs roses pastel.
  - T'avais pas à encaisser toute cette pression seule, mon gars, déclare Danna, avec un air sincèrement ému affiché sur le visage.
  Sur ce, la brunette se lève et étreint longuement sa meilleure amie. Patience ne bouge pas premièrement et on ne peut s'empêcher toutes de se demander intérieurement si elle est cassée.
  - Il me faut du café.
  Patience se défait de l'étreinte et s'en va se remplir ce que j'imagine être une énième tasse de café. Nous la suivons toutes avec des yeux mitigés.
  - Je me sens nulle, déclare Veronica, de but en blanc.
  Puisque nous l'interrogeons du regard, elle reprend.
  - J'ai passé les deux dernières semaines à éplucher le catalogue de Netflix en me goinfrant de merdes. Et tout ça pour quoi ? Pour échapper à mes stupides cercles de pensée. Auxquels je n'ai pas échappé d'ailleurs. Alors que toi tu utilisais ce temps pour rendre justice à une fille que nous connaissions depuis un bon nombre d'années. Pourtant moi je n'ai pas levé le petit doigt pour essayer de mettre la lumière sur cette affaire.
  - Arrête de parler comme un vieux détective de feuilleton télé et viens me faire un câlin, s'énerve Danna. Venez toutes d'ailleurs !
  Après un câlin général assez humide, nous nous éloignons toutes les unes des autres et formons un cercle avec nos petites doigts.
  - Plus de secrets, dit Patience.
  - Plus de secrets, je déclare en chœur avec Danna.
  Quelqu'un se racle bruyamment la gorge. Nous tournons la tête vers la belle mannequin. Un léger voile rosé se dépose sur ses pommettes couleur cannelle.
  - À propos de ça, minaude-t-elle. Il y a peut être quelque chose dont je ne vous ai pas parlé...
  Nous l'observons sans comprendre.
  - C'est rien de bien important, bafouille Veronica. C'est juste que ça me pèse un peu et... voilà je suis lesbienne.
  Nous restons un peu estomaquées. Je m'empresse de dire quelque chose avant qu'elle ne s'inquiète inutilement.
  - C'est super !
  - Bah oui enfin, mais pourquoi tu ne nous le dis que maintenant ? renchérit Patience.
  Seule Danna reste muette. Veronica s'empresse de l'interroger.
  - Ça ne va pas ?
  - Non-non ne t'inquiètes pas ! Je trouve ça génial, se défend-elle. Je trouve juste ça idiot de devoir annoncer son orientation sexuelle quand elle sort des normes. Moi, par exemple, je m'en fous du sexe de la personne, tant qu'elle me plaît et que je lui plais en retour, tout va bien.
  - Tu es pansexuelle, donc ? quémande la rousse.
  - Euh, oui ?
  - C'est le fait de ne pas attacher d'importance au sexe de la personne, comme tu l'as dit, répond-elle du tac au tac puis en rougissant. J'ai fait quelques recherches.
  Sur ce, elle se lève, va chercher des verres et du jus de fruit.
  - Pour que l'on fête ça dignement ! explique-t-elle.
  La journée finit mieux qu'elle a commencé donc, même si l'absence de Jade reste omniprésente.

  La journée finit mieux qu'elle a commencé donc, même si l'absence de Jade reste omniprésente

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⏰ Dernière mise à jour : Jul 04, 2020 ⏰

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