Malik n’avait pas sourcillé. Mavi était rentrée, elle lui avait raconté. Le goûter avec sa mère, la rencontre avec Hassan. Malik savait très bien qui il était. Et il avait répondu :
- Mavi, tu as toujours été libre et tu le sais. Tu ne m’appartiens pas. La seule chose qui nous appartient, ce sont chacun des souvenirs que nous avons en commun. Le reste… Si tu as besoin de partir à Istanbul, si tu veux accompagner Hassan, vas-y.
- Tu sais, Malik. J’ai juste besoin… Enfin, je veux juste voir un peu de la Turquie. Avant de partir.
- Mavi, tu n’as pas à te justifier. Je serais là à ton retour. Je t’attendrais. Je t’accompagnerais où tu veux. Je serais là jusqu’au bout.Il n’avait pas posé plus de question. Il avait demandé ce qu’elle souhaitait qu’il cuisine pour samedi soir. Malik avait toujours adoré cuisiner. Depuis tout petit et c’était son père qui lui avait transmis cette passion pour les bonnes choses. Alors, il s’était spontanément dirigé vers une formation de cuisinier qu’il avait obtenu haut la main, finissant second de sa promotion. Le restaurant dans lequel il avait fait son apprentissage l’avait embauché. Et après avoir passé cinq ans à leurs côtés, il avait finalement décidé d’ouvrir son propre restaurant. Il y proposait des spécialités revisitées de son pays et très rapidement son établissement avait rencontré un vrai petit succès. C’est dans ces lieux qu’un jour a débarqué une jeune femme accompagnée de deux amies. Quand elle a passé la porte, elle riait si fort que ça a résonné jusque dans ses cuisines. Malik travaillait dans une cuisine vitrée avec vue sur le restaurant. Il a levé les yeux et il aperçut cette jolie brune emmitouflée jusqu’au nez dans son écharpe. Ses longues boucles brunes emmêlées tombaient sur ses épaules. Elle portait une robe en laine couleur crème et des bottes beige et il avait pensé « c’est rigolo, elle ressemble à un cappucino » et il avait souri face à l’idiotie de sa réflexion. A la fin du repas, il était passé en salles pour demander à Mavi et ses amies si tout s’était bien passé et Mavi avait répondu :
- Je vous tiendrais responsable des appels incessants de mon banquier puisque je pense que votre restaurant va clairement devenir ma nouvelle cantine!
Et sans même réfléchir, Malik avait rétorqué :
- Je vous garde près de moi en cuisine alors, on pourra papoter?
Ses copines avaient gloussé, les joues de Mavi s’étaient empourprées et au moment de payer l’addition, sa meilleure amie, Kamélia, avait griffonné le numéro de Mavi sur une carte du restaurant en la tendant au serveur au moment de payer au comptoir :
- Dites de ma part au chef que ma copine n’aurait jamais osé le faire d’elle-même. Du coup, voici son numéro! Il me devra un menu gratuit!
Et elle était partie en riant rejoindre les filles qui fumaient une cigarette devant. Kamélia n’avait rien dit de son geste et le soir même, une heure plus tard, Mavi avait reçu un message :
"Votre amie a laissé votre numéro avant de partir… Si cela vous embête, je ne me permettrais plus de vous contacter. Et dans le cas contraire, je serais ravi de vous réserver le restaurant pour vous refaire à manger…"
Mavi avait hésité. Pas plus de quelques secondes parce que en vérité, à l’instant même où Malik s’était présenté à leur table, tout ce qu’il était l’avait fait fondre. Son sourire, sa douceur, sa voix apaisée et tendre, ses yeux qui pétillaient. Alors, elle avait simplement répondu :
"Avec plaisir. Mais dois-je t’avouer maintenant que j’ai déjà réussi à faire brûler un gratin de macaronis..? "
Ils avaient discuté toute la nuit. Les jours suivants. Ils avaient ce sentiment grisant qu’entre eux tout était évident. Malik était fou du rire de Mavi, de la façon dont elle avait de tout rendre passionnant, de sa bienveillance, de son envie de vivre toujours plus vite, de voir toujours plus grand. Elle rêvait pour lui, il fonçait pour elle. A peine un an après, Mavi avait rejoint Malik dans son petit appartement au-dessus du restaurant. Elle y avait mis des couleurs, des Bouddhas partout, des fleurs. Elle lui avait appris à se fâcher parce que Malik ne se fâchait jamais vraiment. Il subissait beaucoup. Il était résiliant. Il supportait les réflexions ouvertement racistes auxquelles il répondait en souriant. Mavi s’emportait. Mavi avait les mots acides face à la bêtise humaine. Ça lui retournait le ventre, ça montait dans sa poitrine, dans sa gorge et elle crachait sa colère sans possibilité, aucune, de faire comme si de rien était. Malik lui disait souvent que ça ne servait à rien, que l’on ne changeait pas les gens et que répondre, ça revenait à se justifier. Et que personne ne devrait avoir à se justifier de ce qu’il est à partir du moment où il ne fait de tort à personne. Et Mavi se fâchait. Elle disait que se taire, c’était cautionner et qu’une bataille ne se gagne jamais sans faire entendre sa voix. C’était deux points de vue qui se discutaient… Quand Béatrice s’était montrée ouvertement réticente face à la relation que Mavi et Malik entretenaient, Mavi s’était fâchée et Malik avait souri et discuté poliment. En vain. Mavi avait fait le choix de claquer la porte. Et trois ans plus tard, elle l’avait réouverte pour dire à sa mère qu’elle allait mourir.
- Mavi? Tu ne m’as pas répondu. Tu veux manger quoi samedi soir?
Malik avait sorti Mavi de la chambre de ses souvenirs. Elle l’embrassa sur le front puis ajouta :
- Le truc que tu fais le moins bien! Franchement, je sais bien que je vais mourir, c’est pas facile pour ma mère mais elle ne mérite tout de même pas de déguster tes meilleures recettes après toutes les méchancetés qu’elle a dit!
Malik avait ri. C’était ça Mavi. Réussir à le faire sourire même quand il savait qu’il allait perdre l’amour de sa vie…
Il ferait des lasagnes. Les gens font toujours des lasagnes lorsqu’ils ne savent pas quoi cuisiner. C’est un plat qui dit « j’ai fait ça parce que je sais rien faire d’autre » ou même parfois « j’ai fait ça parce que je n’avais rien envie de faire d’autre ». Malik ne se fâchait pas mais il avait l’art et la manière de tout dire sans parler. Et pour le dessert, ce serait une foret noire.
Le téléphone de Mavi se mit à sonner. Il était presque vingt heures. C’était sûrement Kamélia qui l’appelait. Elle était partie vivre il y a presque deux ans en Californie. Neuf heures de décalage horaire et un océan les séparait et pourtant ça ne changeait rien à leur complicité. Mavi décrocha en appel visio. Elle cala le téléphone sur la petite étagère au dessus du plan de travail de la cuisine afin de pouvoir papoter tandis qu’elle et Malik préparaient à manger.
- Salut Malik!
Malik se tourna face caméra pour faire un coucou à Kamélia.
- Alors quoi de neuf?
Je vais mourir. La phrase passa dans sa tête comme ça. Insidieusement. Mais elle se contenta de répondre :
- Ben toi, quoi de neuf? Ca faisait des jours que j’avais aucune nouvelle!
- Oui, désolée, j’étais partie faire un petit road-trip avec des amis! On a longé la côté californienne, on a trouvé un village hippie, Bolinas! On a dormi dans la fôret de Muirwood! Raaaahh, c’était formidable! J’ai tellement de choses à te raconter et j’aimerais tellement que tu sois là! Je veux t’emmener voir tout ça!
- Je vais venir.
- Oui, oui, tu me dis ça depuis deux ans…
- Je serais là le mois prochain. Je passe un week-end à Istanbul et je viens juste après.
- T’es sérieuse?!
- Oui, oui. Je commande mon billet pour Istanbul ce soir et j’en prends un pour venir te voir aussi.
- Tu vas payer cher au dernier moment comme ça!
- J’ai un peu de sous de côté. Je vais m’en servir… A quoi bon accumuler du fric si c’est pour ne jamais rien en faire! On va pas m’enterrer avec!Kamélia avait éclaté de rire. Dans d’autres circonstances, en sachant ce que Mavi allait lui raconter, elle n’aurait pas ri. L’humour sans borne de Mavi, ça avait toujours été trop pour Kamélia. Mais là, elle ne savait pas.
Alors, elle avait ri.
Après tout, on peut bien rire de la mort tant qu’elle se tient à distance et qu’elle reste vague sur l’instant où elle viendra nous chercher.
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Mavi
SpiritualMavi va mourir. Et parfois, il y a des histoires qui ont déjà une fin et qui méritent tout de même que l'on s'y attarde.