Le Kiosque

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Les grandes herbes leur arrivaient aux mollets. Elles chatouillaient les jambes nues de Sarah qui portait une robe légère lui tombant au niveau des genoux. Zoé, elle, portait un pantalon souple et un débardeur. Elles suivaient le sentier menant au sommet de la colline. A chaque fois qu'elles se revoyaient elles y allaient. C'était comme un rituel. De nuit, de jour, par toutes les saisons. En automne le sentier était presque invisible sous le tapis de feuilles mortes. En hiver, un fin drap blanc recouvrait les alentours et craquait sous leurs pas. Au printemps, les abeilles virevoltaient autour d'elles et la colline s'habillait de mille couleurs. En été, peu s'y aventuraient de jour, au risque d'attraper un coup de soleil et une migraine avec le chant assourdissant des cigales.

Aujourd'hui était un jeudi en plein milieu de l'été. La journée avait été étouffante, comme les jours précédents. Le mercure n'était pas descendu en dessous des 35°C. Elles étaient donc sorties le soir. Un immense ciel bleu, clair, sans aucun nuage, était en train de laisser place, petit à petit, à un autre ciel bleu, foncé, qui tendait vers le noir.

Cet endroit n'était ni touristique ni désertique. Par beau temps il y avait souvent des promeneurs. Une famille avec des enfants qui profitaient de la vue sur la vallée, un joggeur, un couple flânant main dans la main ou encore le vieil homme, toujours assis sur le même banc, à croquer la vue sur ses feuilles blanches. Cependant, la chaleur accablante des derniers jours avait tenue éloignée toute activité humaine. Même le soir les promeneurs se faisaient rare. Et ce soir-là elles étaient seules à grimper. Elles avaient la colline pour elles seules. Pour elles seules et quelques cigales persistantes.

Une légère brise soufflait, et rendait l'air enfin agréable à respirer. La température descendait au même rythme que les lueurs du jour s'en allaient. Les deux jeunes filles apercevaient le premier banc, premier d'une douzaine menant au sommet. Plusieurs avaient été mis là, face à la vallée, incitant à s'asseoir pour admirer la vue. Et ce soir, ce spectacle leur était réservé. Elles s'arrêtèrent quelques secondes sur chacun d'entre eux. Il ne fallait pas faire de jaloux se disaient-elles. Et ainsi, de banc en banc, elles atteignirent le kiosque. Celui-ci surplombait le village en contrebas. Il n'était pas très large, juste assez pour 4 musiciens. D'antan ce kiosque à musique faisait résonner nombres de mélodies à travers les vallons pendant la saison des fêtes d'été. Puis les groupes qui y jouaient autrefois s'étaient éteints. Parfois un violoniste venait faire vibrer ses cordes pour une heure ou deux et des échos mélodieux emplissaient la vallée. Ce petit édifice ne servait maintenant qu'à indiquer le sommet de la colline et à abriter de la pluie ceux qui s'y étaient aventurés par mauvais temps. Il n'y avait pas de tag, il était respecté. Majestueux et visible de tous, là-bas, en bas. Il ne venait à l'idée de personne de le saccager.

Elles avaient maintenant une vue à 360 degrés. À cette heure tardive, une bataille se livrait sous leurs yeux. Un combat entre les vallons et les collines environnantes pour savoir lesquels disparaitraient les premiers dans l'ombre des autres. Des constellations terrestres se dessinaient avec les réverbères du village.

La dernière cigale cessa de faire vibrer ses ailes et le flamboyant disque rouge du Soleil s'effaça au profit du disque blanc, sobre, réconfortant, envoûtant, de la Lune.

Le silence était alors plus fort que n'importe quel bruit alentours.

Elles s'assirent à même le sol dur du kiosque pour admirer la Lune s'élever face à elles. Elles restèrent ainsi plusieurs heures, face au monde, à contempler les paysages nocturnes et les points scintillants de la Terre et du ciel.

La Voie Lactée était difficilement discernable. Non pas à cause de la pollution lumineuse, très limitée dans ce coin reculé, mais à cause de la Lune. Elle attirait toute l'attention. Son disque était parfait. Et sa lumière puissante, bien que ce n'était que le reflet de celle du Soleil. Elle rappelait que c'était elle la gardienne de la nuit. Qu'elle était là pour guider les âmes perdues et éclairer leurs chemins. Il n'y avait aucunement besoin de lampe pour se voir et se diriger.

Les deux filles se perdaient dans leurs pensées. La nuit elles se mettaient à croire que tous les vœux étaient exauçables. Alors elles rêvaient. Elles s'imaginaient une autre vie. Une vie de nomades, qui ne se guideraient que par la lueur des étoiles et de la Lune. Une vie de découverte de mondes perdus. Une vie rythmée de musique. Car oui, la musique les suivait partout. Même ce soir. Alors que le silence régnait, l'ambiance du kiosque les enveloppait. Des mélodies s'élevaient de cet édifice traversé par les âges. Ce soir-là, elles seraient les seules à les entendre. Et c'était parfait.

Elles étaient bien, là, toutes les deux, portées par la magie de l'endroit.

Zoé regarda sa montre. Minuit et une minute. Elle se leva. Tendit une main à Sarah.

« Me ferais-tu l'honneur de valser avec moi ? »

En guise de réponse, Sarah sourit, se leva et lui prit la main.

Elles se mirent alors à danser. Avec de grands gestes au début, à bout de bras, qui faisaient s'envoler la robe de Sarah. Elles tournoyaient ainsi à travers le temps et l'espace. Si quelqu'un en bas avait levé les yeux à ce moment-là, il aurait vu deux ombres valser, en ce début de nuit, et aurait sûrement cru à un mirage tant c'était beau. Mais personne ne les voyait. Pourtant elles étaient là, et elles étaient belles. Seules la Lune et les étoiles seraient témoins de ce spectacle.

Minuit et sept minutes. L'une avait maintenant les mains sur la taille de l'autre. Et l'autre les bras autour du cou de l'une. Elles continuaient de se balancer ainsi au rythme imaginaire qu'elles seules entendaient. Sourires aux lèvres, yeux pétillants et gestes lents, doux, hésitants par moment. Elles occupaient tout l'espace du kiosque, éclairées par le projecteur qu'était la Lune. Aucun mot n'avait été prononcé depuis le début de leur danse. Seules les notes virevoltaient autour d'elles. Elles voulaient que ce moment dure pour l'éternité.

Minuit et treize minutes. Zoé s'avança contre Sarah. Tout proche. Sa tête juste à côté de son oreille gauche. Elle avait peur que le moindre bruit ne fasse s'éclater la bulle dans laquelle elles étaient. Elle resta donc ainsi quelques secondes à mener la danse. Puis, dans une énième esquisse de pas, elle lui chuchota deux mots. Deux mots qui ne signifiaient pas tant. Deux mots symboles du temps qui passe alors qu'elles souhaitaient toutes les deux qu'il reste en suspens. Deux mots qui celaient ce moment dans leurs esprits et dans leurs corps. Deux mots souvent prononcés à la légère. Mais pas cette fois.

Deux mots pour accompagner ce plus beau des cadeaux, ce ballet nocturne que Zoé lui offrait sous un plafond brillant de milliers de lumières du passé.

Pas un cadeau matériel. Un cadeau éphémère. Éphémère dans le temps mais éternel dans leurs mémoires. Elle offrait ce moment. Elle offrait sa présence. Elle offrait cette danse.

Et peut-être qu'un jour futur, leur valse serait tout aussi perceptible que les notes du kiosque pour les personnes qui s'y attarderaient un soir d'été, un soir de pleine Lune. Et ces personnes vivraient alors un spectacle unique, un tourbillon musical et dansant. Un spectacle du passé que le kiosque offrirait à tous ceux qui sauraient écouter le silence et observer la nuit.

Deux mots.

« Joyeux anniversaire. »

Un jour peut-être
Sans doute
Ça viendra

Un jour peut-êtreSans douteÇa viendra

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⏰ Last updated: Aug 10, 2020 ⏰

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