Chapitre 8. Vouglans, le monstre du barrage

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Mais avons-nous des témoins ? Que pensent de cela les spécialistes des phénomènes inexpliqués ?

Disons que tous les rapports officiels que nous avons pu consulter à ce sujet sont partiels et difficiles d'accès. Quand ils n'ont pas - accidentellement - brûlé dans un photocopieur, ils demeurent inaccessibles car classés sous le sceau du secret. Des points capitaux sont tus, et l'on voit sans cesse s'évanouir la vérité qui pourtant se dessine en creux.

Quant aux rarissimes témoignages que nous avons pu obtenir lors de nos investigations, ils sont malheureusement inexploitables, car les victimes qui ont survécu à l'attaque du monstre, toutes sous le coup d'une terreur indicible, effrayées à vie, ont pour la plupart perdu l'usage de la parole et suivent des thérapies pour se reconstruire.

On ne compte pas moins d'une quinzaine de pêcheurs qui disparaissent chaque année, surtout au printemps ou en fin de saison. Dans ce cas, on devine que la barque et les hommes sont croqués ; quelques débris de différents matériaux restent accrochés sur les rives du lac, poussées par les courants lorsque le barrage est abaissé. On constate également que le monstre déteste les fils et tout l'attirail de pêche, un peu comme nous détestons, les fils dans les haricots. C'est pourquoi l'on voit parfois suspendus aux branches des cannes à pêche encore équipées qu'il a recrachées violemment.

Les naïfs et les derniers cartésiens, invoqueront la maladresse de pêcheurs débutants, explication simpliste et rassurante. De plus la nature des appâts retrouvés nous permet de définir le moment précis de la disparition car l'on ne pêche pas au printemps comme en automne.

L'été le monstre s'attaque davantage aux baigneurs bronzés qu'il doit juger plus croustillants. Les plages de la Mercantine ou de Surchauffant ont sa prédilection. Cependant prélever des baigneurs en plein après-midi reste délicat. De préférence, il semble s'attaquer aux colonies et centres de vacances ; une mère ou un père surveillera étroitement son enfant, mais avec un groupe de marmots qui s'ébat dans l'eau, au milieu des éclaboussements, des jeux et des cris, il est beaucoup plus facile d'un coup de langue de happer un bambin. Et l'on ne saura jamais avant le retour au bus et le comptage vespéral quand il aura réellement disparu. Officiellement cela sera répertorié dans la rubrique : fugue ou disparition inexpliquée, les journaux diffuseront quelques avis de recherche ... Vous commencez à comprendre qu'il s'agit de bien autre chose.

Concernant les soi-disant suicidaires qui passent régulièrement par le Pont de la Pyle, il est facile de répertorier leur disparition comme geste de détresse. Mais il suffit que vous fassiez une promenade romantique sur le pont ou sur les berges du côté d'Onoz, il suffit que vous montriez un brin de mélancolie lors de votre promenade par quelques malheureux selfies pour que le monstre se saisisse de vous. Tout est logique, la presse régionale expliquera, photo du disparu à l'appui : profonde déprime, geste désespéré. Jamais vous ne verrez les autorités pousser au-delà leurs investigations.

Au demeurant, sachez que des ordres supérieurs s'y opposeraient immédiatement, nous le noterons aussi dans ce rapport.

Quant à l'accident bête, logique et fréquent en période estivale, le randonneur qui perd l'équilibre sur l'étroit sentier de la berge et tombe à l'eau : les autorités rappelleront les dangers, la sécurité et l'insécurité, les imprudences et la prudence. Le promeneur qui glisse, en apparence qui semble avoir glissé, c'est évidemment une proie facile à dix centimètres du bord. Friandise apéritive du monstre souvent en fin de matinée ou juste au crépuscule quand la lumière devient indécise comme l'expliquent les poètes ...

Chaque année, le bilan humain est lourd, beaucoup plus lourd que l'on ne peut l'imaginer.

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