Chapitre 13. Le Noël de Léa

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Tuut ! Tuut ! Tuut !

Le samedi midi, dans la cour, c'était le signal du boulanger qui passait. C'est Jeannot maintenant qui courait au camion prendre le pain de la semaine. Le chat suivait, comme deux complices, ils disparaissaient sous l'auvent de la fourgonnette. Je n'avais pas bien compris pourquoi mon frère se précipitait ainsi, par nature, craintif et si timide, c'était curieux. Aussi Jeannot revenait tout fier portant les trois miches de pain entre ses petits bras. Dès la fin du repas, chaque samedi, pas de dessins animés, il filait avec Zoé on ne sait où.

Après enquête, le secret des complices fut découvert. Derrière la maison, assis sur le banc, jeannot dégustait une grande sucette offerte par le boulanger. Et il en offrait de beaux morceaux au chat qui semblait apprécier. Le sucre, c'est bien connu, crée de grandes complicités.

Au matin du 5 janvier les enfant reprirent l'école, tout joyeux de retrouver leurs amis après les vacances de Noël ; il y avait tellement de choses à raconter, les plus grands évoquaient les cadeaux du Père Noël, les petits couraient en tous sens, se bousculaient partout. Et Léa qui parlait avec Emilie fut poussée brutalement contre un arbre de la cour. Déséquilibrée, la fillette tomba et son mince manteau fut déchiré sur toute la longueur. C'était catastrophique. La maîtresse fit de son mieux pour réparer provisoirement la déchirure avec quelques épingles.

« C'est pas possible, répétait Léa, et toute sa journée en fut gâchée

Le soir pour rejoindre l'arrêt du bus, la frêle fillette longeait les murs pour dissimuler son piteux manteau qui partait de travers et ne tenait plus fermé. Puis blottie au fond de son siège, elle se disait encore que c'était trop injuste, trop triste, pourquoi elle ?

A peine rentrée dans la maison, la fillette éclata en sanglots. Le pauvre manteau posé sur la table de la cuisine, son père impuissant constatait les dégâts ; c'était irréparable. Et pour ce mois de janvier, il avait juste assez d'argent pour acheter la nourriture, rien de plus. Léa n'avait pas d'autre vêtement d'hiver. Le lendemain, elle refusa de retourner à l'école ainsi vêtue pour ne pas révéler aux autres cette pauvreté.

Toute la journée, remplie de chagrin, mais persévérante elle a travaillé sur la table de sa chambre, fait et refait scrupuleusement les exercices que la maîtresse avait donnés. Elle imaginait le déroulement des cours ; d'heure en heure, elle changeait de livre ou de chapitre, s'appliquait du mieux qu'elle le pouvait à lire lentement pour essayer de comprendre les leçons auxquelles elle n'assistait pas. Punie pour être pauvre, voilà ce qu'elle ressentait au fond d'elle-même.

Inquiète, Emilie passa voir son amie Léa après l'école. Elle raccompagnait Jeannot. Emilie comprit le drame et repartit aussitôt chez elle. Alors sa maman, reprenant un manteau de l'année précédente, passa toute la soirée à le retravailler pour l'ajuster à la maigre morphologie de Léa. Bonne couturière, elle en profita pour ajouter un joli col en tissu écossais qui égayait le vêtement, de même elle refit une garniture pour les poches, rehaussa les boutonnières de belles passementeries.

Tout au matin, Léa avait son manteau, et prit le bus pour l'école. L'amitié peut tout ; c'est une grâce.

La fillette reçut des compliments pour son élégance : « Léa, le Père Noël t'a gâtée ! lui répétaient ses camarades. »

« Heureusement que tu ne le portais pas le jour de la rentrée ! »

Emilie souriait, Léa avait retrouvé un visage apaisé, sa peine s'était dissipée. En effet, il arrive au Père Noel de repasser quelques fois début janvier. En réalité, on comprenait que le vrai Père Noël peut passer chaque jour de l'année.

Aussi se sentir aimée, c'est se savoir protégée, dans son cœur Lé sentait qu'elle avait la chance que son papa soit présent et qu'il fasse tout pour ses deux enfants. Plus que jamais, il les entourait de son affection. Chacun se serrant contre l'autres, ils habitaient la vie.

Mais les enfants ordinaires de sa classe, Léa le sentait bien, ils habitaient seulement l'instant présent, leurs préoccupations ne dépassaient pas l'horizon de leur journée. Pur eux, tout était assuré, à l'école comme à la maison. Léa avait découvert l'ailleurs, la vie n'est pas que celle du jour présent, les années passées lui revenaient sans cesse en mémoire depuis la disparition de sa maman, maintenant elle pensait aussi un peu à l'avenir. Mais pour tout dire, cela lui faisait peur, surtout lorsqu'elle se surprenait sans réagir en regardant trop longtemps la pluie qui collait ses gouttes contre les vitres ; quand on a l'âme grise, tout se fait mélancolique. Il y avait trop d'inconnu, ça l'angoissait. Alors souvent elle tentait d'en revenir comme ses camarades aux seules occupations de la journée.

Parfois à l'école, il me semblait que je devenais invisible, lorsque les autres riaient trop fort le matin, qu'elles étaient joyeuses, je me sentais diminuée, comme anormale. Alors je restais un peu dans la cour de récréation, sans réelle existence : est-ce que l'on a encore le droit de vivre comme les autres quand on est orpheline ? l'orpheline, c'est quelqu'un de dépareillé.

C'est ce mot curieux qui me marquait maintenant, j'étais « l'orpheline » de la classe, comme il faut un cancre, un boulimique et une anorexique, toutes les catégories à remplir pour que la maîtresse et les normaux se sentent ordinaires et soient bien rassurés d'être bien des personnes ordinaires à leur place.

Or dès que l'on est seule, on devient peu ordinaire, un cas à part. Dans la cour, il faut attendre l'âme charitable, celle qui va un peu au caté, celle qui naturellement est sympathique et vient parler ou vous invite à jouer.

Mais je crois que l'orpheline fait peur. Tous les autres qui ont leurs deux parents, ça finit par leur faire peur ; ils comprennent plus ou moins consciemment que ça pourrait aussi leur arriver. Ça m'est bien arrivé ; au début de l'année j'étais normale comme eux tous. C'est terrible d'être tenue à distance, du jour au lendemain. Les amies se font moins certaines, moins nombreuses. Et surtout, il ne faut pas pleurer, il est interdit de pleurer, car si je venais à pleurer, alors je serais effrayante. La classe serait alors sans pitié.

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