13. Le départ

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Deux serviteurs chargèrent avec peine une nouvelle caisse en bois sur un chariot déjà plein à craquer. Assis sur le sommet d'une pile, un troisième homme stabilisa la grande boîte en la faisant rouler et l'attacha avec une corde de chanvre. Déjà une nouvelle caisse arrivait. On voyait passer de part et d'autre de longues files de soldats en cuirasse, des piques à la main. Des femmes portaient de paniers contenant du linge brodé aux armes de l'empire. Des enfants couraient le long du convoi des chariots, excités. La cour principale du palais ressemblait plus que jamais à une vaste fourmilière.

Observant distraitement le manège depuis la fenêtre vitrée du carrosse, Philippe soupira. Il patientait depuis déjà deux bons mois. Cette attente du départ qui ne venait jamais lui semblait à présent tout à fait insupportable. Lorsqu'il avait parlé à son oncle de son projet de gagner le château où devait résider la princesse Jade, il avait pensé à une expédition rapide et discrète qu'il aurait pu mener avec une petite troupe d'hommes aguerris. Et au lieu de cela il se trouvait pris dans une sorte de grand déménagement qu'il maîtrisait à peine. Quant à la discrétion... Tout l'Empire ne parlait que de cela depuis plusieurs semaines. La moitié de la population de la capitale semblait s'être donnée rendez-vous ici pour assister au départ de l'empereur et du prince héritier. Philippe pouvait presque sentir leurs regards avides portés sur le carrosse, dans l'espoir d'apercevoir un membre de la famille impériale.

Cela faisait plus de dix ans qu'une expédition d'un telle envergure n'avait pas été vue. Plus depuis le retour de l'empereur et de l'impératrice après la dernière guerre, ces derniers s'étant contentés de séjours plus ou moins brefs dans l'un de leurs nombreux châteaux secondaires.

Du coin de l'œil, le prince vit passer le fauconnier de son oncle, accompagné de ses oiseaux. Il soupira à nouveau. L'empereur tenait-il donc à organiser des parties de chasse durant leur voyage ?

Philippe savait que son irritation était injuste. Le souverain ne pouvait évidemment pas se déplacer sans une certaine pompe et sans protection, si bien qu'il était normal qu'il soit accompagné de presque un millier de serviteurs et de soldats. Il était également tout à fait compréhensible d'avoir retardé leur départ de plus de deux mois du fait de la lourdeur de l'organisation du voyage. Il fallait aussi attendre le début du printemps pour voir les routes se dégager de la neige et du gel qui les avaient recouvertes tout l'hiver. Évidemment, la neige serait toujours présente en cette saison lorsqu'ils arriveraient dans le royaume si peu clément d'Apô-ny, mais Philippe avait réussi à persuader son oncle de l'urgence de la situation. Le voyage prendrait néanmoins plus d'un mois. La route était longue et l'empereur voulait en profiter pour se montrer dans les régions les plus reculées de son empire. Il avait refusé le moyen de transport très rapide qu'avaient utilisé les élèves du Mage Rouge pour venir dans la capitale l'année passée.

Une brusque clameur fit comprendre au prince que le couple impérial était arrivé. Vivement, en négligeant l'aide du valet qui s'était précipité, le jeune homme ouvrit la portière du carrosse et sauta d'un geste souple pour accueillir son oncle et sa tante. Immédiatement suivis des principaux conseillers et d'une foule de courtisans, l'empereur Véron et l'impératrice Némie s'avançaient à pas lents en direction du carrosse tandis que les spectateurs s'inclinaient respectueusement sur leur passage. L'empereur avait ceint son épée de campagne. L'impératrice était vêtue d'une robe somptueuse couverte de pierres précieuses. Cette dernière ne participerait pas au voyage. Après maintes discussions, il avait été décidé au conseil qu'il était préférable que l'impératrice reste à la capitale pour exercer la régence du pouvoir en l'absence de son époux. Némie avait accepté, mais Philippe savait que la séparation d'avec son mari la faisait beaucoup souffrir. Tout en avançant, elle lui jetait des regards à la fois tendres et inquiets.

Le prince fit quelques pas à leur rencontre avant de s'incliner profondément comme le voulait l'étiquette. L'empereur et l'impératrice lui adressent un gracieux signe de tête.

— Eh bien mon garçon, lança gaiement Néron en posant moins protocolairement la main sur l'épaule de son neveu, nous voici enfin presque partis.

— Il était plus que temps, mon oncle, assura le jeune homme.

L'empereur se mit à rire de sa voix grave.

— Un futur souverain doit savoir contenir son impatience, mon neveu.

Philippe eut un petit sourire contrit.

— Je sais mon oncle, j'y travaille.

L'impératrice s'avança vers lui à son tour, les yeux emplis d'inquiétude. Elle agrippa plus fort encore le bras de son époux.

— Allons, allons, ma chère, protesta ce dernier. Il s'agit d'une simple expédition sans danger aucun. Nous serons revenus d'ici trois mois tout au plus.

L'impératrice Némie baissa la tête.

— Votre départ ne me plaît pas, murmura-t-elle de manière à n'être entendu que par ses deux interlocuteurs. J'ai un bien mauvais pressentiment.

Philippe regarda gravement sa tante. Il connaissait sa sagesse et savait que cette dernière ne parlait jamais à la légère. Il éprouvait envers l'impératrice un profond respect. Orpheline, issue d'une famille noble très modeste d'une contrée lointaine, Némie avait su séduire l'empereur et tout l'empire par sa grâce naturelle. On aimait raconter que Véron était éperdument tombé amoureux d'elle lors de leur toute première rencontre, à l'occasion d'un bal. Le jeune homme, envoûté par cette belle inconnue et pourtant déjà promis à une princesse daïde, lui avait demandé sa main le soir même. Si les conseillers impériaux s'étaient dans un premier temps montré hostiles à cette union peu prestigieuse qui avait de plus entraîné des troubles diplomatiques durables avec le royaume de Daïde, ils avaient finalement à la tour succombé au charme de Némie. Il était presque impossible de ne pas l'aimer. En plus de sa grande beauté, elle était d'une intelligence supérieure, d'une culture exquise et dotée d'un grand sens pratique. Elle avait su apporter à la cour le faste et le dynamisme qui lui manquaient depuis la mort de la mère de Véron survenue alors que ce dernier était encore un enfant.

Philippe trouverait-il une épouse aussi aimante et efficace ? Il savait que son oncle et ses conseillers étudiaient depuis déjà quelques années les candidates potentielles. Le prince héritier se devait d'assurer à son tour le plus rapidement possible l'avenir de la lignée. Le jeune homme ne se sentait pas encore très concerné. Il venait tout juste de fêter son dix-huitième anniversaire et ne s'imaginait pas encore en père de famille. Son oncle était encore dans la force de l'âge et régnerait certainement encore de longues années. Peut-être d'ailleurs aurait-il un autre enfant avec l'impératrice. Philippe ne tenait pas plus que cela à devenir empereur. Il ne connaissait que trop bien la lourdeur de la tâche qui le priverait de toute liberté.

— Vos craintes sont injustifiées, je vous le promets, assura l'empereur à sa femme, arrachant Philippe de ses pensées. Nous en avons déjà parlé.

Se penchant légèrement du fait de sa taille imposante, Véron embrassa tendrement Némie qui s'accrocha à lui avec une sorte de désespoir.

Le couple impérial resta enlacé un long moment avant que Véron se dégage lentement. L'impératrice se tourna alors vers son neveu.

— Prend soin de toi, Philippe. Et veille sur ton oncle.

— Je le jure, promit le jeune prince avec assurance. Il ne lui arrivera rien.

Sous le regard inquiet de Némie et les vivats de la foule enthousiaste, l'empereur et son neveu grimpèrent alors dans le carrosse. Véron donna le signal du départ et le cortège s'ébranla lentement. Philippe apercevait par la fenêtre une nuée d'enfants piaillant qui courraient pour rester le plus longtemps possible à la hauteur du carrosse. Ils s'essoufflèrent vite et se laissèrent distancer. Le jeune homme lança un dernier regard au palais impérial qui allaient progressivement disparaître.

— Eh bien mon garçon, lança Véron qui regardait quant à lui vers l'horizon. C'est notre première expédition ensemble. Je pense qu'elle te sera très instructive pour ton apprentissage du pouvoir.

— Je le pense aussi, mon oncle, assura le prince qui commençait à se sentir griser par l'aventure commençante.

Il imita alors son oncle et observa les vastes plaines dans lesquelles ils s'engageaient.

La princesse maudite. Le roman de l'Apô-ny, tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant