7. Les glaçons

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Jade n'aurait jamais imaginé que la condition d'une servante puisse être aussi exigeante. Lorsqu'elle était enfant, il lui avait toujours semblé naturel que son petit-déjeuner soit prêt à son réveil, que le sol de sa chambre soit toujours parfaitement propre ou qu'une tasse de lait bien chaud puisse lui être apporté selon son bon plaisir à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Elle découvrait à présent l'envers du décor.

Elle devait être debout une heure avant le lever du soleil pour astiquer le dallage en marbre des couloirs jusqu'à ce qu'il fût presque aussi brillant qu'un miroir. Aux premières lueurs de l'aube, elle rejoignait la cuisine pour assister les cuisiniers dans la confection des plats. Lorsque les nobles dont elle s'occupait se levaient et réclamaient leurs collations, elle devait les apporter le plus rapidement possible et à des horaires qui variaient grandement d'un jour à l'autre.

Jade se couchait le soir avec un mal de dos lancinant. Elle se réveillait le matin aussi fatiguée qu'elle l'était au moment de poser la tête sur son oreiller. Et tout cela pour un salaire misérable qui ne pourrait lui permettre qu'une très modeste retraite lorsque son corps serait trop usé par le travail. Elle n'avait le droit qu'à un jour de congé par mois.

"Aucun habitant du palais ne doit jamais nous voir en action", lui avait enseigné Anisse. Une servante accomplie se doit d'être invisible.

Malgré ses efforts, Jade, cependant, ne passait pas inaperçue. Sans doute était-ce dû à ses yeux respectivement bleu vif et noir profond ou à ses manières de dame de qualité qui la différenciaient souvent nettement des autres serviteurs. Les hommes, en particulier, la suivaient du regard lorsqu'elle passait. Plus d'une fois la princesse avait dû repousser des soupirants malvenus. Elle n'était pas ici pour se faire conter fleurette. L'attention qui lui faisait faire le plus de souci était celle que continuait de lui porter le conseiller Fénix lorsqu'elle venait lui apporter une assiette de nourriture ou du thé. La jeune fille avait entendu des histoires autour de liaisons entre des nobles et des servantes. Se pouvait-il que le conseiller ait quelque vue sur elle ? Que ferait-elle s'il se jetait un jour sur elle pour lui faire des propositions indécentes ? Jade s'efforçait de passer le moins de temps possible en sa présence. Elle avançait les yeux baissés et filait aussitôt.

Il y avait des moments où Jade se sentait si fatiguée, si agacée de ne pas être à sa place, qu'elle avait envie de hurler et de répandre une épaisse couche de glace les couloirs qu'elle était censée nettoyer. Il était parfois bien dur de résister à cette tentation. La princesse, cependant, s'était juré de ne jamais faire usage ici de ses pouvoirs. Il y avait des yeux partout au palais et l'on ne pouvait jamais être certain d'être parfaitement seul.  La jeune fille éprouvait néanmoins les plus grandes difficultés à contenir sa magie. C'était comme si cette dernière cherchait par tous les moyens à s'échapper de son corps. Un matin, elle avait trouvé une minuscule sculpture de glace à côté de ses doigts. Un soir, elle avait congelé le légume qu'elle devait éplucher. Personne n'avait heureusement rien remarqué.

Un soir, Jade faillit perdre le contrôle qu'elle maintenait tant bien que mal. La nuit était déjà tombée depuis longtemps. La cuisine ne désemplisssait cependant pas. La jeune fille était occupée avec un groupe de servantes à laver la vaisselle du dîner dans un grand baquet. La peau de ses doigts trempés dans l'eau était toute fripée. Les autres filles autour d'elle papotaient tranquillement, vantant les vertus du prince Philippe dont l'anniversaire allait bientôt être fêté.

— Vous appréciez donc tant le prince ? s'agaça Jade au bout de dix minutes.

Elle commençait à en avoir singulièrement assez d'entendre sans cesse les louanges de son cousin.

Anisse gloussa.

— Il est si beau.

— Et si gentil, dit-on, ajouta une autre servante un peu plus âgée.

— Il fera un merveilleux empereur, conclut une autre d'un ton rêveur.

Jade fronça les sourcils.

— Et la princesse Jade, demanda-t-elle. N'est-ce pas elle l'héritière du trône ?

Sa question jeta un froid. Ses camarades détournèrent le regard, mal à l'aise.

— On dit que la princesse Jade serait morte, répondit finalement Anisse. Ou qu'elle aurait été maudite. J'ai entendu jadis des rumeurs en livrant quelques nobles. La princesse serait devenue un monstre dangereux.

Jade en laissa tomber le plat qu'elle rinçait dans le bac d'eau savonneuse.

— Qu'en savez-vous ?

Des petits morceaux de glaces remontèrent de la bassine.

Elle regretta aussitôt son emportement. Elle ne devait surtout pas révéler son intérêt pour le devenir du trône. Ses camarades lui jetaient déjà des regards étranges.

— Je veux dire..., tenta de se rattraper Jade. Hm... seuls l'empereur et l'impératrice semblent savoir ce qu'il est advenue de la princesse. Alors comment nous, simples serviteurs, pourrions-nous avoir des informations à ce sujet ?

Elle plongea ses mains gercées dans le bac pour récupérer le plat.

La vieille servante se pencha vers elle.

— Nous en savons bien plus que tu ne pourrais le croire, jeune Ambre. Nous vivons dans l'ombre de nos maîtres. Nous sommes les témoins de leurs secrets.

Jade baissa les yeux, mal à l'aise. Sa camarade avait sans doute raison. Les serviteurs avaient accès à tous les espaces du palais. Certains d'entre eux, du moins.

La princesse avait naïvement cru qu'elle pourrait se promener à sa guise à travers le palais pendant ses moments de liberté. Elle avait passé tant de temps pendant son enfance à parcourir le palais qu'elle en connaissait presque tous les passages secrets, y compris ceux qui menaient jusqu'aux appartements impériaux. Jade n'avait pas l'intention de se présenter à ses parents. Pas tout de suite, en tous cas. Mais elle aurait aimé pouvoir les observer, regarder leurs visages après toutes ces années de séparation.

Puis la jeune fille avait appris à ses dépens qu'une servante n'avait pour ainsi dire aucun moment de liberté. Et qu'une fille de cuisine ne pouvait en aucune façon pouvoir espérer être en présence de l'empereur et de l'impératrice. La seule personne importante que servait Jade était le conseiller Fénix, ce dont elle se serait bien passée.

Anisse sortit ses mains du baquet et les frictionna.

— L'eau est glacée, se plaignit-elle. Ce sont des morceaux de glace que l'on voit flotter ?

Les servantes se penchèrent, étonnées.

— On dirait bien, commenta la plus âgée d'entre elles. Comment cela peut-il être possible ?

Jade pâlit et se fit discrète. Elle devait faire très attention. Son secret ne tenait qu'à un fil au milieu de tous les regards indiscrets. 

La princesse maudite. Le roman de l'Apô-ny, tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant