Une nouvelle vie

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   On déménage. Depuis douze ans, nous vivons dans un minuscule deux-pièces et je partage la chambre de mes parents.

   Mon père vient d’acheter avec ses économies un appartement où j’aurai ma chambre, à moi, toute seule. Ça, c’est l’argument-choc pour me faire digérer la nouvelle de mon extradition.

   Quitter mes grands-parents est un déchirement.

   Changer de collège, impensable.

   Je ne veux pas habiter là.

   Je suis parisienne et parisienne je resterai.

   Tant pis pour le RER, le bus, la marche à pied. Au collège à Paris j’irai.

   Quatre pièces.

   Quatre fois plus grand.

   Une salle de bains avec baignoire, lavabo et bidet. Je me laverai plus dans l’évier de la cuisine.

   Des W.-C. séparés. Ça va changer des toilettes sur le palier et du pot de chambre de la famille.

   Ma chambre jouxte celle de mes parents.

   Première nuit dans l’appartement. Allongée sur mon lit, je tente de m’endormir. Je n’y arrive pas. Dans la chambre d’à côté, il y a de drôles de bruits. Le lit parental grince par à-coups et ma mère gémit. Je me tourne sur le côté. Me retourne. Décidément, tout cela n’est pas normal.

   A la fois inquiète et curieuse, je me lève. Envie de voir et de savoir, j’entre dans leur chambre. Ma mère, paniquée, me fais de grands gestes et me somme de sortir. Ce que je fais, précipitamment, mortifiée.

   J’ai vu.

   Pendant douze ans, la nuit, endormie à environ un mètre cinquante du lit de mes parents, j’ai été sourde à tout. Pendant des heures, chaque nuit, j’ai sombré dans un coma profond. J’ai fermé mes oreilles à toute perturbation auditive extérieure, et aujourd’hui que j’ai ma propre chambre, que je ne dors plus avec eux…

   J’entends.

   J’entends tout. Tout d’un coup.

   C’est insupportable.

   Tout ceci d’une violence inouïe.

   Moi qui prenais mes parents pour des êtres de silence, les voici qui font encore plus de bruits que les entendants.

   Ils ne me parlent pas, ils n’entendent pas et en plus, ils me cassent les oreilles.

   Pendant douze ans, alors que nous vivions les uns sur les autres, alors que nous n’avions absolument aucune intimité, je n’ai rien vu, rien entendu. Comment est-ce possible ? Faisaient-ils l’amour la nuit à côté de moi ? Ronflaient-ils ? Je ne sais pas. Bouchée à l’émeri.

   Une nouvelle vie commence pour moi.

   Je dois apprendre à vivre au milieu de ce raffut.

   Je déteste le son de leur intimité urinaire, sexuelle, anale.

   Je préférais mon paradis perdu, sans chiottes et sans salle de bains.

   Alors je vais devoir tout supporter.

   On n’imagine pas à quel point les sourds sont bruyants.

   Ça commence dès le matin.

   Mon père qui se lève et qui traîne les pieds sur le lino.

   Il a eu la bonne idée d’acheter des babouches en cuir qui claquent à chaque pas contre son talon et qui crissent sur le sol plastifié.

   Il se rend aux toilettes et ouvre la porte qui s’en va frapper contre le mur. Comme il ne sait pas que pipi dans eau du haut de son mètre quatre-vingts égale bruit torrentiel, il vide allégrement sa vessie et halète de contentement à chaque giclée.

   Il oublie de tirer la chasse.

   Une chance !

   Enfin un peu de silence.

   Voici que ma mère se lève à son tour.

   Direction la cuisine et préparation du petit-déjeuner.

   Là, une étrange cacophonie débute : le placard des bols se referme. Je sursaute. Puis c’est au tour du placard du café, puis du tiroir des couverts, puis de la porte du frigo, puis du four. Et l porte du four fait du bruit, je peux vous l’assurer. Quel bordel : ça pète, ça claque, ça s’entrechoque, ça grince… Pour finir, ça me réveille. Et comme je suis une adolescente épouvantable, ingrate et colérique, je déboule telle une furie dans la cuisine et me mets à hurler et à gesticuler, hystérique, en direction de mes parents abasourdis qui me regardent avec un étonnement immense. Et tous les matins j’ai beau débouler et leur expliquer que moi, je ne suis pas sourde, que moi, j’entends, que j’en ai marre, marre de leur bordel auroral, que je voudrais dormir, ils continuent à me regarder avec une stupéfaction mêlée de pitié pour la pauvre entendante que je suis.

   Et les portes continuent à claquer.

   Même histoire au déjeuner.

   Mon père mâche sa viande et tient à ce que tout le monde en profite. Il mastique consciencieusement chaque morceau de rôti. Claquement de sa langue contre le palais, bouche ouverte évidemment, trituration intense de l’aliment, soupir de contentement, autre bouchée, autre claquement de langue contre le palais. C’est sans fin et un excellent coupe-faim. Et quand il essaie de faire attention, de ne pas faire de bruit, c’est pire. Il se retient et là sort un son du plus profond de sa gorge, d’un autre monde. J’ai envie de vomir.

   Mais c’est la soupe qui a raison de moi, c’est la soupe qui ma contrainte aux boules de Quies dans les oreilles pendant les repas. La petite boule de cire coincée bien au fond du conduit auditif, à m’en faire exploser les tympans. La soupe, le souffle de mon père pour la refroidir puis la succion de la cuillère, l’aspiration du liquide, le roulement de langue dans sa bouche, la déglutition et pour finir le fameux soupir de bonheur.

Tous ces bruits d’humidité me rendent folle. Naturellement, il est inutile que je cherche à lui expliquer le vacarme qu’il fait avec sa seule bouche et le supplice que j’endure deux fois par jour aux heures des repas, il ne le comprend pas. Tout bêtement. Ça ne veut rien dire pour lui. L’étonnement qu’il affiche est gravé dans ma mémoire pour toujours. Il pense que ça vient de l’adolescence et que je ne supporte rien de lui.

   « Moi, bruit ? Pas possible.

   -Ferme la bouche, au moins, papa... S’il te plaît !!! »

   Alors, il la ferme. Répit de trente secondes, et il recommence. Il n’y peut rien, il ne s’en rend pas compte. Aujourd’hui, trente ans après, j’ai fini par m’habituer, mais ce sont mes enfants qui s’y collent. Lorsque, parfois, le dimanche, nous allons déjeuner avec lui, les voici qu’ils s’énervent : « Maman, papy il fait trop de bruit ! »

   Alexis a du mal, lui aussi, avec le bruit. Surtout quand sa mère a la bonne idée de passer l’aspirateur le samedi à 8 heures du matin… Mais il a vite trouvé la parade. Impassible, il se lève, débranche l’aspirateur, prend deux minutes pour regarder sa mère s’acharner sur la moquette en vain. Sourire aux lèvres, il va se recoucher. La maison est dégueulasse mais Alexis peut faire sa grasse matinée.

Les mots qu'on ne me dit pas [En Cours]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant