Une culture bien à eux

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   « Niveau sexe, demande à ta mère. Pour ça, c’est la chef des sourds », me répète souvent Eve.

   Elle n’a pas tort, ma cousine.

   C’est tout de même elle qui m’a acheté l’Encyclopédie de la vie sexuelle en quatre volumes. J’avais sept ans. Elle estimait urgent de me l’offrir. Solennelle, elle m’avait expliqué qu’il était nécessaire que j’aie quelques bases. Elle n’avait pas eu cette chance là quand elle était jeune. Elle ne savait rien. A l’époque, il fallait tester pour comprendre ce qu’était la sexualité, et elle avait dû tester très tôt. Elle préférait que ce soient les livres qui m’enseignent quelques rudiments et pas un garçon de ma classe.

   Je lui pose donc la question suivante : Pense-t-elle que la libido des sourds soit plus développée que celle des entendants ? Ou bien est-ce dans notre famille que c’est « spécial » ?

   Elle ne comprend pas.

   « Tu veux dire si sourds vicieux comme perverses ? »

   Non, maman.

   Comment lui expliquer ce mot ?

   Dictionnaire des synonymes.   « Libido : sexualité ».

   Bon, ça ne va pas être facile.

   Je traduis donc à ma mère : « Sexualité plus ou moins envie. Envie de sexe plus ou moins fort. Personne plus libido, et autre personne moins libido. »

   Son visage s’illumine. Elle comprend.

   « Oh là là, chez sourds, envie de sexe très fort. Oui ! »

   C’est bien ce qui me semblait.

   Les sourds sont très à l’aise avec leur corps. Leur corps, c’est leur langue, et il exprime toutes leurs envies. Très clairement.

   Ils ont un rapport au sexe instinctif, animal, et surtout, naturel.

   Parler de sexe ne les dérange pas.

   Dans cette affaire, il n’y a rien d’intellectuel, les gestes qu’ils emploient, les mimiques qu’ils font et les mouvements de corps qui les accompagnent sont extrêmement imagés. Instinctuel et viscéral pour eux, choquant pour nous.

   La langue des signes est la langue la plus crue que je connaisse. Les sourds s’expriment de façon simple, directe. Brutale.

   Beaucoup de signes sont beaux, poétiques, émouvants – comme les mots « amour », « symbole », « danse » -, mais dans le champ lexical de la sexualité, c’est une autre histoire. Le signe ne laisse place à aucune équivoque. Alors que les mots suggèrent, les gestes imposent.

   Leur crudité heurte les entendants parce que ces gestes anodins pour les sourds sont les mêmes que nous faisons, nous, lorsque nous voulons être grossiers et nous cachons pour les faire.

   Question de culture.

Les mots qu'on ne me dit pas [En Cours]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant