Chapitre 3 - Ennemi

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Je n'ai plus le droit à l'erreur à présent. Dans quelques heures, une nouvelle rotation de la garde viendra sceller mon destin. Soit je suis présente à mon poste et ma mission passe incognito, soit je n'arrive pas à revenir à temps et je serai prise pour une traître et je serai condamnée à mourir aux mains des grecs, chassée à jamais de la cité de Troie...

J'ai confiance. Je n'ai pas passé toutes ses années à mettre au point ce plan sans penser au moindre détail. D'ailleurs, je dois rapidement passer à la phase 2 de mon plan avant que les gardes envahissent le mur supérieur et observent attentivement les alentours des fortifications...

Je décroche donc la gourde en peau de chèvre pendue à ma ceinture et la tend vers le soldat qui m'a permis d'assurer ma présence ici ce soir. Je n'ai vraiment pas de temps à perdre. J'espère seulement avoir suffisamment pratiqué ma voix rauque pour ne pas me trahir dès les premières secondes de ma mission. Après avoir pris une petite gorgée du contenu de ma gourde, je la tend à mon compagnon qui me fixe d'un regard méfiant.

- Allez, prend une gorgée, personne ne te verra. C'est la moindre des choses pour moi afin de te remercier de ton geste.

- Je ne comprends pas pourquoi tu tenais tant à tenir ce poste ce soir. La nuit est si noire que j'ai l'impression que les grecs peuvent nous tomber dessus à tout instant!

- Raison de plus pour te détendre un peu. J'ai pris deux gourdes avec moi et tu verras que cette eau de vie descend vraiment très bien. Cela te réchauffera... Allez!

Je vois bien qu'il en a envie et j'insiste encore en approchant la gourde de son visage pour qu'il puisse humer la douce odeur de son contenu. Encore quelques secondes et il va craquer, j'en suis convaincue!

Son geste brusque alors qu'il m'arrache la gourde des mains ne fait que confirmer ma supposition. En bon ivrogne, il vide la quasi totalité de la gourde en une longue gorgée.

Parfait! L'effet n'en sera que plus rapide et la durée de son sommeil plus longue...

En effet, tout ceci fait évidemment partie de mon plan. Cette gourde contenait bien une excellente eau de vie, mais j'ai pris soin d'y ajouter une bonne dose d'une huile extraite d'une plante aux propriétés somnifères. Avec la dose qu'il vient d'absorber, je doute qu'il se réveille avant le lever du soleil... Et bien sûr, je sais parfaitement bien que les gardes n'ouvriront la grande porte qu'au changement de poste, ce qui me laisse tout le loisir d'aller et venir sous le couvert de la nuit noire.

Dès que je vois mon compagnon s'affaisser lentement sous l'effet du somnifère, je ne perds pas une seconde et je rabat le capuchon de la longue cape que j'ai passé par dessus mon armure afin de dissimuler au mieux ma présence dans la noirceur de cette nuit sans lune.

Je sais que le camp ennemi est à environ deux lieues(*) de la cité, ce qui veut dire que cela me prendra au moins une heure pour m'y rendre en marchant à très bonne vitesse. Si je compte l'aller et le retour, cela veut dire que j'aurai environ une heure pour me changer, infiltrer le camp ennemi, répandre le poison, puis entreprendre le chemin du retour pour revenir à mon poste avant le changement de la garde.

C'est ambitieux, mais parfaitement réalisable.

Le principal défi sera de trouver un endroit couvert près du camp ennemi pour effectuer mon changement d'habits. Un soldat de la cité n'a évidemment aucune chance de survie s'il se trouve dans le camp ennemi... Par contre, une jeune femme plutôt jolie et vêtue d'un longue robe peut facilement passer pour une servante d'un de ces cruels seigneurs de la guerre et passer relativement incognito parmi les tentes du camp.

Évidemment, mon objectif est la tente centrale, celle du général du camp ennemi. Impossible pour moi de savoir qui est en charge, mais les rumeurs veulent que Achille ou peut-être même Agamemnon lui-même soit basé ici. Quelle sublime plaisir ce serait pour moi de me savoir responsable de la chute des plus grands généraux de l'armée grecque!

Ces héros bénis des dieux vaincus par la pauvre enfant illégitime d'un prince cruel, quelle belle ironie ce serait!

Il semble au moins que la chance me sourit puisque la végétation autour du camp que je commence à percevoir au loin est plutôt dense et me permettra de cacher mon armure et de me changer à l'abri des regards.

Je presse donc le pas et me dissimule dans la végétation pour y retirer les pièces de mon armure, ne conservant qu'une mince tunique de coton sur mon corps avant d'enfiler la longue robe pâle qui tombe jusqu'à mes chevilles.

Je complète ensuite ma métamorphose en détachant le chignon maintenant ma chevelure en place, laissant tomber mes longs cheveux noirs en une longue queue de cheval soyeuse qui me descend au milieu du dos. J'enfile ensuite ma longue cape sombre dans laquelle je prends soin de cacher la pochette contenant le poison et une courte dague bien aiguisée.

On ne sait jamais...

Je suis ainsi prête à infiltrer le camp ennemi. Comme prévu, les grecs sont vraiment confiants de leur supériorité et aucune garde n'a été mise en place pour surveiller le campement en cette nuit sombre et plutôt froide. Seuls quelques soldats ivres titubent parmi les tentes à la recherche de compagnon de beuverie ou d'une pauvre femme enlevée dans les villages environnants de notre cité et réduite à la servitude...

Mieux vaut pour moi éviter de croiser leur route. Non pas parce que j'ai peur de ce qu'ils pourraient me faire, mais parce que mon opposition farouche laisserait sans nul doute des traces difficiles à faire disparaître.

Je n'ai pas le temps de creuser des tombes dans le peu de temps imparti à ma mission.

Je repère facilement mon objectif: une tente immense qui surplombe le campement par sa grandeur et sa hauteur. Un véritable palais portable monté en plein milieu des terres encerclant notre cité et masquant l'horizon de ma vue.

Et en plus la chance est avec moi puisque je sens un vent fort qui me pousse dans le dos en direction de ce palais de toile... Un vent qui portera la mort loin devant moi dans un nuage de spores.

J'entends quelques soldats ivres m'adresser des invitations sordides et dégoûtantes, mais je les ignore en pressant le pas en direction de la tente, ma main fermement serrée autour de la pochette dont je commence à délier la corde la maintenant fermée.

Encore seulement quelques pas et je pourrai la lancer dans les airs et tourner le pas pour m'enfuir de cet endroit. Derrière moi, les hommes ont compris que je n'étais pas la proie facile qu'ils recherchent pour assouvir leurs besoins bestiaux et ils sont disparus parmi les tentes.

Jugeant être suffisamment près de la tente des généraux, je prends une grande respiration et attend un moment un souffle frais dans mon dos. Lorsque je sens l'air contourner mon corps, je lance le sac ouvert aussi haut que la force de mon bras le permet avant de me retourner et de m'enfuir aussi vite que mes jambes acceptent de me porter. Je retiens ma respiration aussi longtemps que mes poumons me le permettent et ce n'est que lorsque la brûlure en moi devient trop intense et que mon coeur trépigne à la recherche de la moindre parcelle d'oxygène que je me résous finalement à prendre une grande inspiration. J'espère seulement être suffisamment loin du nuage de spores pour ne pas en subir les effets.

Sans me retourner, je me précipite en dehors du camp ennemi et retourne vers l'emplacement où j'ai laissé mon armure. Seul le temps me dira si ma mission est réellement un succès, mais ma première impression est que tout s'est très bien déroulé.

Je me surprends même à ressentir une certaine déception de ne pas avoir eu à utiliser mon court poignard en cette nuit si noire...

Alors que je saisis la première pièce de mon armure, un bruit derrière moi me fait sursauter. En fin de compte, je crois que j'aurai à me servir de mon poignard en fin de compte!

Bien décidée à porter le premier coup, je me retourne brusquement et projette mon bras dans un arc de cercle mortel, la courte lame à hauteur de gorge d'homme.

Quelle n'est pas ma surprise de voir mon poignet saisi dans son élan meurtrier et de voir de magnifiques yeux d'un vert profond fixés droit dans les miens.

J'avoue que je ne comprends pas l'étrange chaleur qui m'envahit alors que ces yeux mystérieux percent les miens dans un arrêt soudain du temps.

* Une lieue correspond à environ 2 200 mètres. 

L'amour en guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant