Aristoline le fixe, interdite. Que fait-il là ? Bien sûr, elle le reconnaît. Qui ne le pourrait pas ? C'est Achille, de son lycée. Ils ne sont pas dans la même classe, mais elle le croise quelquefois au détour d'un couloir, riant aux éclats, entouré de sa multitude d'amis. Il a la tête penchée en avant, et ses cheveux noirs en bataille semble lui tomber devant les yeux. Sa peau dorée est encore plus bronzée qu'à l'ordinaire. Il a bien de la chance... Aristoline, elle, craint le soleil, et sa peau ne peut que rougir. C'est pourquoi elle préfère s'installer ici, à l'ombre des arbres bordant la petite route, plutôt que sur la plage. De toute façon, elle n'aime pas s'y rendre : elle déteste le monde et les pleurs d'enfants. Au moins ici, à part quelques voitures qui passent de l'autre côté des arbres, personne ne la gêne, et personne ne peut la voir sauf l'océan. Du moins c'est ce qu'elle pensait. Personne ne serait aussi fou qu'elle pour utiliser cette piste cyclable aménagée qui passe par le petit bois en plein été. Sauf Achille, apparemment. Toujours en train de crayonner, il est assis de telle sorte à ce que ni elle ni lui ne puisse voir ce que l'autre fait. Tant mieux : elle déteste que les autres voient ce qu'elle dessine. Même à son père, elle ne montre rien, bien qu'il lui demande sans cesse. La seule personne à qui elle oserait dévoiler le contenu de ses carnets n'est plus là. Achille a l'air si concentré, il sort sa langue comme un petit enfant et ça la fait sourire. Au même moment, il lève les yeux vers elle. Ils se regardent pendant quelques instants avant qu'Aristoline ne détourne la tête, les joues rosées. Mais cette fois-ci, ce n'est pas à cause du soleil.

          Achille cligne des paupières, avant de se replonger dans son dessin. Elle a de si beaux yeux, bleu profond comme un océan déchaîné. Et Achille, en les contemplant, à bien failli se noyer dans la tempête. Il hésite à lui parler. Quels mots dirait-il ? Non, le mieux, c'était de continuer à dessiner. Assis entre les racines noueuses de l'arbre contre lequel son dos s'est confortablement calé, il se sent bien. Il repense au visage parsemé de taches de rousseur de la jeune fille, ses oreilles ornées d'une petite émeraude chacune, et ses lèvres rosées qu'elle mordille quand elle est concentrée. Il sait qu'elle l'a reconnu, et se déteste pour ne pas savoir mettre de nom sur ce si joli visage. Le fait de se trouver là, à ses côtés, face à l'océan, à quelque chose d'intime. En acceptant sa présence ici, Achille sent qu'elle le laisse entrer dans son sanctuaire sacré. Il en est touché. Il aimerait tellement connaître son nom...

          Aristoline a fini son dessin. Sur sa page de carnet, l'océan est d'un bleu très clair, se confondant presque avec le ciel s'il n'y avait pas eu ces blancs nuage à l'horizon. Elle range ses pinceaux, elle les lavera chez elle. Elle revisse soigneusement sa gourde d'eau salée qu'elle utilise pour peindre et jette dans un buisson celle qui reste dans son gobelet, mélange bleuâtre qui lui rappelle une de ces boissons chimiques atrocement sucrée. Dans son tote bag en tissu, auquel elle avait essayé sans succès de broder quelques fleurs, elle range sa boîte à aquarelles, précieux artefact que sa mère lui avait offert. Relique du passé marquée par le temps : les petites boîtes à pigment ont été vidés et changées bien souvent, et la fermeture lors d'une chute à vélo s'est cassée, obligeant Aristoline à ficeler la boîte et à prier à chaque balade qu'elle ne s'ouvre pas. Alors, elle se lève. Il est 18h, son père ne va pas tarder à rentrer. Doit-elle lui dire au revoir ? Achille a les yeux levés vers elle. Elle lui adresse un timide sourire, et s'en va, sans se retourner. 

Parfum d'ÉtéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant