Chapitre 4

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Ici, aucun tapis roulant et pas une seule grande avenue en vue.

Les lumières qui éclairent la rue large de trois mètres proviennent d'anciens lampadaires LED. Le béton est usé, par endroits sale. Un étrange silence règne ici, car aucune musique n'est diffusée si loin du Reichtag.

Ma dernière piste mène à ce quartier de Berlin-Zwei où je ne mets jamais les pieds. Je n'ai en réalité aucune raison d'y venir ; il est éloigné des magasins et du centre, il n'y a que quelques habitations bien trop silencieuses pour m'être rassurantes et les seuls passants que je croise me font l'impression d'êtres éthérés, distants comme les habitants du centre, mais à la fois complètement différents, comme s'ils erraient sans but.

Je soupire et affiche à nouveau le plan du quartier dans ma vision. Je ne suis plus loin.

Enfin, la façade d'une sorte de bar s'élève à ma gauche ; décrépie et poussiéreuse, elle ne m'aurait fait aucune envie même si je l'avais aperçue en plein désert. Ses vitres occultées par la saleté dissimulent les pièces intérieures et les lettres accrochées au-dessus de la porte se décrochent à moitié. « Adams Blut » n'est presque plus lisible, et ce nom ne m'inspire aucune sympathie. J'aimerais pouvoir tourner les talons et rentrer chez moi, juste au-dessus de l'atelier de Petra à pianoter sur mes écrans, seulement c'est ma dernière piste. Je n'ai pas le droit de m'en aller. Pas avant d'avoir vérifié si cet établissement renferme le moindre indice.

Un homme sort soudain du bâtiment, poussé par ce qui semble être un videur et je pince les lèvres. Probablement bien saoul, l'ivrogne s'étale sur le trottoir et je ne m'attarde pas, approchant de la porte avec l'intention d'en finir le plus vite possible... De toute manière, son SEN a déjà envoyé sa localisation à la personne de contact la plus proche.

Je pose la main contre le métal tiède avec répugnance et pénètre dans le bar, déjà assaillie par les odeurs d'alcool et de fumée qui règnent dans la pièce. Je fronce le nez, mais avance de quelques pas jusqu'à atteindre le comptoir.

Qu'on en finisse...

*

— C'est officiel : je vais finir éternellement pauvre...

Je serre les poings au fond de mes poches, les dents serrées. Adossée à la façade du bar, le visage levé par le ciel grisâtre qui s'assombrit avec la venue de la nuit, je rumine mon énième échec. Autant pour mon égo.

Il n'y avait rien dans ce bar, sinon des poivrots et des types louches venus te vendre quelques prothèses miracles et des pastilles destinées à te faire disjoncter l'espace de quelques heures. Rien de très recommandable, en somme. Ç'aurait pu être un endroit tout désigné pour le hacker responsable de mon compte à sec, mais force est de constater qu'il a de plus hauts standards. Ou bien il se cache tellement bien au fond des ordures, avec son petit écran et son sourire flippant, que jamais personne ne le trouvera. A moins qu'il ne se fasse incinérer avec les déchets et qu'on détache ses os noircis des débris robotiques.

Je crois que je commence à partir trop loin dans mes réflexions aigries.

Avec un soupir, je me détache du mur et fais quelques pas, prête à rentrer sans le moindre espoir de conclure ma mission. Foutu hacker trop doué.

Un étrange mélange d'admiration, de jalousie et de colère se débat dans ma tête.

Je ne peux pas dire que je déteste ce mystérieux individu pour ces vols de données qu'il commet. De plus, ce serait assez hypocrite, puisque j'ai vécu pas mal d'années en trouvant de quoi vivre chez les autres de manière assez peu légale, pour ne pas dire complétement illégale.

Je ne le déteste pas, c'est plutôt la curiosité qui me pousse à continuer de chercher — enfin, qui m'a poussée jusqu'ici, parce que clairement je suis démunie. Aucune des pistes que j'ai dénichées n'a abouti.

Et je déteste perdre. Oui, je me fais l'effet d'une enfant en pensant ces mots, mais c'est la pure vérité.

Je continue de grommeler dans ma barbe inexistante sur quelques mètres dans cette rue déserte. Vraiment, ce hacker m'aura fait perdre du temps pour rien. Je n'ai même pas trouvé comment il parvenait à infiltrer les SEN sans se faire repérer, ce qui aurait pu faire office de compensation. A défaut d'argent, j'aurais affiné mes armes. Mais non.

D'un coup du bout de ma botte, je shoote dans un caillou qui va rebondir contre une façade. Un chat détale depuis une ruelle perpendiculaire. Il disparaît aussitôt dans un recoin sombre et un léger sourire apparaît sur mon visage. Les animaux se font si rares dans le centre que ça doit faire plusieurs mois que je n'ai pas vu un chat. Il faut dire que les voies rapides et les piétons pressés ne sont pas un milieu sécurisé pour ces petits félins...

Sans réellement que j'y songe, je me tourne vers la ruelle d'où il a bondi. Il y fait assez sombre, les quelques lueurs qui éclairent la rue principale ne percent pas cette obscurité au-delà de quelques mètres. Un drôle de sentiment m'étreint, alors que mes yeux balaient le peu que je parviens à voir.

Un frisson me remonte dans le dos. Cette ruelle ne m'inspire aucune confiance. J'y vois plus un coupe-gorge qu'autre chose. Je ne me suis pas beaucoup éloignée du bar et l'ambiance y est presque identique, l'odeur de l'alcool en moins. Une sorte de malheur s'accroche aux murs sales et fissurés. Je peux facilement l'imaginer prendre vie et couler sur le béton comme une poix noirâtre, s'exfiltrant par les lézardes, éclaboussant les pavés irréguliers de taches couleur pétrole...

Je me secoue soudain et me détourne. Vivement que je sois rentrée dans le centre. Ce quartier me monte à la tête...

Mais ce que j'entends alors m'empêche de m'éloigner.

C'est à peine audible. Un simple souffle, une preuve de vie qui émane de cette ruelle si peu accueillante. Lorsque mes yeux s'y posent à nouveau, je rencontre un regard clair, un visage mince, pâle sous la crasse, puis un corps recroquevillé contre un mur grisâtre.

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