Chapitre 6

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Mes doigts passent doucement sur son poignet, enduits de pommade. Je couvre sa peau d'un fin voile blanchâtre, silencieuse. Le léger relief que je sens sous ma main m'est à présent familier et j'applique la crème avec habitude.

Je sens que ses yeux me fixent et un petit sourire m'étire les lèvres.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Azur ne répond pas tout de suite. Il doit prendre le temps de formuler sa phrase, d'aligner ses pensées, sans doute ; il ne dit jamais rien d'inutile, d'imprécis. Mes doigts continuent de redessiner les marques pâles qui décorent l'intérieur de son poignet.

— Syna, je ne comprends toujours pas pourquoi tu m'as emmené avec toi, finit-il par articuler d'une voix calme.

Je cesse mes mouvements et plonge mes yeux dans les siens, redressant la tête. Assis sur son propre lit, il me regarde avec attention. Je me redresse dans le mien et incline le visage, pensive.

Quand je repense à cet instant où je l'ai rencontré dans la ruelle d'un quartier périphérique, tout est assez flou. Je me souviens avoir été attirée vers lui, comme si je n'avais pas pu me détacher de la vision de ses yeux azurés dans l'ombre. Et une fois que j'avais commencé à lui parler, j'ai senti que je ne pourrais pas continuer mon existence comme si de rien n'était.

Il m'avait... capturée, peut-être.

Mes doigts reviennent saisir sa main, la tournent paume vers le haut, dévoilant l'espace de peau que j'ai soigné précédemment. Là où une légère cicatrice trace une ligne irrégulière, de quelques centimètres de long.

— Je n'ai pas pu te laisser dans cette ruelle, lâché-je doucement. Ma décision n'était pas rationnelle, mais je n'ai pas pu faire autrement.

— Est-ce que tu as projeté ta vie en moi ?

Je relève les yeux. Azur me fixe, impassible, mais je peux lire un soupçon de curiosité dans son regard. C'est sans doute ce qui me pousse à lui répondre sincèrement, même si sa question m'a prise au dépourvu.

— C'est possible, soufflé-je. Tu m'as sans doute rappelé ma propre enfance. J'étais une jeune orpheline, prise en charge dans cette institution où nous ne manquions de rien de vital. Nous avions à manger, à boire... Nous ne souffrions pas du froid.

— Alors pourquoi n'étais-tu pas heureuse ?

— Qu'est-ce qui te dit que je ne l'étais pas ?

Un sourire délicat, un de ceux dont il a le secret, s'étire doucement, à peine, sur son visage.

— Je le vois.

Mes lèvres imitent les siennes et je lâche un petit rire.

Là, dans cette chambre au dernier étage de l'atelier de Petra, je me sens bien. Le vent souffle doucement dehors, le soleil diffuse une lumière claire et intense sur les nuages gris, mais dans la pièce, je ne sens rien de tout cela. Je ne vois que ce jeune adolescent, mon frère de cœur, qui sourit doucement et qui, d'une main, saisit une sphère de métal pour pianoter à sa surface, créant de petites lucioles bleutées. On pourrait croire qu'il n'attend plus ma réponse, qu'il a décidé de clore la conversation, mais il n'en est rien. Il relève les yeux et je lâche un soupir.

— C'est vrai. Je n'étais pas heureuse. Nous étions élevés par des robots peu perfectionnés et malgré tout ce que l'institution nous offrait ; une instruction, de la nourriture, un toit, un lit... Nous n'étions pas heureux, tout simplement parce que personne ne nous aimait réellement. Les rares humains présents s'occupaient de la comptabilité, du nettoyage ; nous ne les voyions pas beaucoup et pour moi, qui avais eu des parents durant ma petit enfance, ça a été dur de faire face à une telle... absence. Ils n'avaient même pas embauché d'androïdes.

Azur ne dit rien, dans un premier temps. Il fait glisser ses doigts sur la surface de sa sphère, presque sans y penser. Ses yeux fixent le vide, comme s'il tentait d'imaginer cet endroit que je lui ai décrit. Finalement, il baisse le regard sur ses mains et les immobilise.

— Quel rapport avec moi ?

— Je pense que je voulais... t'épargner ce passage. Je pensais qu'en t'emmenant avec moi, tu grandirais plus heureux.

Et j'espère que c'est le cas, Azur.

Il semble deviner les mots que je n'ai pas prononcés, car il délaisse son occupation et m'attrape la main, tout doucement, presque sans me toucher vraiment. Il a toujours eu cette retenue lorsqu'il doit toucher d'autres personnes, alors je ne serre pas ses doigts entre les miens, attendant simplement qu'il parle. Ce qu'il fait à peine quelques instants plus tard.

— Merci, souffle-t-il.

Puis, il lâche ma main et s'assied plus confortablement sur son matelas. Il effleure son poignet, sans doute pour vérifier si la pommade a déjà été absorbée par sa peau, puis se résigne à laisser sa manche retroussée à son coude.

A ce geste, mon visage s'assombrit doucement.

Je ne lui ai pas menti, mais je n'ai pas tout dit. Oui, je voulais lui épargner un passage en institution. Je pensais sincèrement que vivre avec Petra et moi serait beaucoup plus agréable pour un enfant. Mais ce n'est pas la seule raison.

Ce jour-là, lorsque j'ai vu son poignet dans la pénombre de la ruelle, j'ai aussi compris qu'il risquerait de ne même pas pouvoir entrer dans ces institutions.

J'ignore pourquoi on lui a fait ça. Sans doute pour une bonne raison, mais à terme, ça n'a fait que le handicaper. Il n'a pas pu être amené à l'hôpital le jour où il a eu une pneumonie ; il n'a pas le droit de suivre des cours dans l'une des nombreuses écoles du centre ; il ne peut même pas emprunter les trottoirs mouvants des rues entourant le Reichtag.

J'ignore pourquoi quelqu'un a jugé bon de priver Azur de son ID à moins de dix ans... Mais à cause de cet acte, l'adolescent assis face à moi, jouant avec son cadeau d'anniversaire, n'existe pas.

*

J'ai souvent songé à demander qu'un médecin lui réimplante un ID dans le poignet.
Mais, invariablement, j'ai des scrupules ; et si la raison de l'absence de cette petite pièce était capitale ? Sans savoir pourquoi on lui a enlevé son identité, ai-je le droit de réduire cet acte à néant ?

Certes, je suis dans l'illégalité en l'hébergeant. Il n'a tout simplement pas le droit de vivre sans ID. Je ne connais aucun cas semblable, alors le plus grand flou demeure quant à ce qui lui arriverait si les autorités s'en rendaient compte...

Alors oui, j'enfreins la loi. Ce ne sera pas la première fois. De toute manière, je n'ai pas totalement confiance en notre gouvernement, ici à Berlin-Zwei. Oui, j'ai accepté leur requête il y a quelques années concernant ce virus que nous n'avons finalement jamais trouvé ; mais les raisons étaient purement financières et je n'en éprouve aucune honte. J'ai fait ce que j'avais à faire pour me mettre quelque chose sous la dent. Malgré mon échec qui me reste en travers de la gorge, ils m'ont versé mon salaire promis. Après tout, leurs propres experts n'ont rien trouvé non plus. Les indices que j'ai grappillés par-ci, par-là n'ont pas suffi. Donc je sais qu'ils tiennent parole.

Mais à cause de ma méfiance vis-à-vis de ce gouvernement, je ne veux pas leur laisser la vie d'Azur entre les mains. Qui sait ce qu'il ferait en découvrant quelqu'un sur qui il ne possède aucune donnée ? Quelqu'un qui n'existe tout simplement pas à leurs yeux, aux yeux du système ? Toute mon identité réside dans mon ID. Si j'en suis dépourvue, personne ne peut savoir qui je suis... et moi non plus.

Alors pourquoi avoir dépourvu Azur de son existence ?

J'ignore pourquoi, mais un pressentiment me souffle que la raison n'a rien d'altruiste. Et tout cela ne fait que plus m'inquiéter. 

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