☆ Chapitre 1 ☆

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*Estella*

  Assise dans la grande salle où l'on m'avait fait patienter, je relisais une énième fois la lettre que j'avais reçue, à peine deux jours plus tôt. Cette lettre qui pourrait bien changer ma vie.

Paris, le 14 mai 1902

  Chère Mlle Veller,
  Nous avons bien reçu votre candidature pour le poste actuellement vacant de demoiselle de compagnie de la jeune dame Blanche. Nous sommes heureux de vous annoncer que, votre présentation correspondant à nos attentes, nous désirons vous rencontrer au plus vite.
  Seriez-vous libre le samedi 27 mai ? Si cela se trouve être le cas, nous vous prions de vous rendre ce jour-là, à 9 heures 30 précises à l'adresse suivante: Boulevard Haussmann 158, à Paris.
  En espérant vous voir bientôt,
  Cordiales salutations,

Marguerite Selanne

  Mes yeux toujours ébahis parcouraient inlassablement ces lignes tracées à la plume, cette écriture soignée et alambiquée, agrémentée de force boucles et arabesques. Je ne parvenais pas à croire aux mots que je lisais, à l'endroit où je me trouvais à présent. Je n'avais toujours pas entièrement réalisé ce qui m'arrivait.

  Tout avait commencé il y a près d'un mois. Seulement un mois ! Cela me paraissait des années... Je rentrais au minuscule appartement que je partage avec mon père. Enfin, quand il est là! Il travaille comme un fou pour réussir à subvenir à nos besoins, et encore, il n'y arrive que partiellement. Je rentrais donc du marché où, comme chaque jour, j'étais allée vendre les quelques fleurs que je faisais pousser en toute illégalité dans la petite parcelle de terre, près de chez nous; lorsque je vis arriver notre voisin. Notre voisin est assez vieux et très gentil. Après notre emménagement, alors que je n'avais que neuf ans, il me donnait souvent des bonbons, et même maintenant, sept ans après, il continue à s'occuper de moi comme si rien n'avait changé.

  Mais ce jour-là, il avait l'air particulièrement euphorique. Il s'était approché de moi en claudiquant et m'avait lancé:

  ― Estella, mon petit, approche, j'ai une bonne nouvelle! Alors voilà. Marguerite et Frédérique Selanne recherchent une demoiselle de compagnie pour leur fille, Blanche. Depuis le départ de la précédente, le poste reste vacant. Il leur faudrait une jeune fille de seize ou dix-sept ans, comme Blanche. J'ai pensé que tu pourrais te proposer.

  Je restai un moment interdite. La famille Selanne!? L'une des familles les plus riches de Paris! Et le vieux George pensait que je pourrais faire l'affaire!? Et puis... Après tout, pourquoi pas?

  Une semaine plus tard, j'envoyais la lettre pour soumettre ma candidature. La réponse avait pris long à me parvenir. Je regardais chaque jour avec fébrilité si j'avais du courrier, mais tout ce que recevions, c'était les factures que nous avions de plus en plus de mal à payer. Et enfin un matin...

  Je fus tirée de mes pensées par une voix, près de moi:

  ― Bonjour! Tu viens pour le poste? Moi aussi. C'est mon père qui veut que je fasse ça...

  J'eus un mouvement de recul. On m'avait appris à ne pas aborder aussi directement les gens que je ne connaissais pas. Je regardai plus attentivement la jeune fille en face de moi. Elle portait une longue robe bleue miroitante, dégoulinante de perles et de froufrous. Des épingles dorées brillaient dans son chignon blond dont elle semblait avoir tiré quelques mèches. Ses grands yeux turquoise étaient rieurs et elle souriait. Elle paraissait assez riche et... Un peu rebelle. Son style contrastait fortement avec le mien, bien plus simple. Je m'étais revêtue de la plus jolie robe que je possédais, une robe blanche, un peu défraîchie. J'avais également tressé mes cheveux bruns. J'avais emprunté du maquillage à la femme du vieux George et tenté vainement, pendant des heures, de donner un peu d'éclat à mes ternes yeux gris. Je n'avais aucune richesse apparente et je doutais fort que je puisse être engagée dans cet accoutrement.

  ― Bonjour, finis-je par répondre à la jeune fille. Oui, je viens pour le poste. Mais moi, j'en ai besoin pour vivre.
  Mon intention n'était pas d'être acerbe, mais mon interlocutrice baissa les yeux, l'air un peu gênée.

  ― Oh, fit-elle. Alors j'espère que tu l'obtiendras! ajouta-t-elle avec un sourire qui effaça toute trace de malaise sur son beau visage. Apparemment, sa bonne humeur était imperturbable.

  Soudain, j'entendis des pas précipités dans le couloir par lequel j'étais arrivée et le bruit d'une dispute à voix basse. Je voulus en parler à ma voisine, mais, après réflexion, je m'abstins. Elle n'avait pas l'air surprise, peut-être n'avait-elle même pas entendu. Sans doute était-ce normal.

  À peine quelques minutes plus tard, une domestique passa la tête dans l'entrebâillement de la grande porte ouvragée de la salle et nous fit signe de la suivre. Elle nous guida à travers un labyrinthe de corridors somptueux, décorés de tableaux, de pierres précieuses et de dorures, agrémentés ça et là d'une jolie plante ou d'une fleur majestueuse.

  Après quelques minutes de marche, nous arrivâmes dans une pièce encore plus grandiose que toutes celles que nous avions déjà vu dans cette maison.

  Des lustres de cristal pendaient au plafond décoré de magnifiques peintures, éclairant l'immense salle ronde dont les nombreuses fenêtres étaient masquées par de lourds rideaux tissés de fils d'or. La pièce était richement meublée et une grande table circulaire trônait en son centre.

  ― Bienvenue dans le Grand Salon, nous glissa la domestique. Puis elle sortit discrètement, nous laissant avec quelques autres jeunes filles arrivées avant nous, et face à face avec les membres de la plus riche famille de toute la ville.

  Mon regard se fixa sur eux. À gauche, se tenait Madame Marguerite Selanne, ses longs cheveux clairs tirés en une coiffure compliquée. Sa robe violette parsemée de pierres précieuses et de perles nacrées était la plus grandiose que j'aie jamais vue.

  Au centre, Monsieur Frédéric Selanne, dans son somptueux costume de soie et d'or. Des boutons d'améthyste fermaient son veston cramoisi et ses cheveux dorés étaient coiffés à la perfection.

  Et enfin, à droite, se trouvait Blanche.
  De toutes les filles que j'avais rencontré au cours de ma vie, et dieu sait qu'il y en avait beaucoup, Blanche était de très loin la plus belle. Ses cheveux blonds tombaient délicatement sur ses épaules fines, ses yeux couleur glacier et pourtant chaleureux brillaient d'intelligence et ses joues roses contrastaient avec son teint pâle. Elle portait une splendide robe immaculée, parsemée de joyaux et de perles scintillantes, et un collier d'argent pendait à son cou. Elle surprit mon regard sur elle et je baissai les yeux. Mais j'eus le temps d'apercevoir le sourire encourageant qu'elle m'adressait.

  Quelques domestiques nous firent signe de prendre place face à la table, et, aux côtés de neuf autres jeunes filles de mon âge, je fis face aux trois membres de la famille Selanne, la plus éminente de toute la ville.

  Alors, Monsieur Selanne se leva et déclara d'une voix de stentor:

  ― Mesdemoiselles, la séance de sélection est ouverte!

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